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La marque du feu

La marque du feu

Par  

Ecrit en marge de Parabole de Notre-Dame, de Monsieur de Goustine.

A Philippe Vialèles, en toute amitié.

Le mot : Babel appelle le mot : Pentecôte, et la logique, comme la saison, comme le cycle de l'année ecclésiastique, me ramène à la Pentecôte.
A Babel furent confondues les langues de ceux qui voulaient construire un monument sans Dieu, contre Dieu, en dehors de Dieu.
A la Pentecôte reçurent le don des langues ceux qui voulaient construire, avec Dieu, en Dieu, pour Dieu, ce monument qui s'appelle l'Eglise.
Ernest Hello, 1882
Il est vrai que ces misérables enfants ne savaient pas qu'ils accomplissaient ainsi la translation des images et des prophéties, et que, par leur crime sans nom ni mesure, s'inaugurait le Règne sanglant de la Seconde Personne de leur Dieu, succédant à la Première qui les avait tirés de la douloureuse Egypte.
Il faut bien qu'arrive désormais l'avènement de la Troisième dont l'EMPREINTE est sur ma Face, par qui tous les voiles seront déchirés dans tous les temples des hommes, et tous les troupeaux confondus dans l'Unité lumineuse.
Toutefois ces choses n'arriveront pas avant qu'on ait vu « l'abomination de la désolation dans le Lieu Saint », c'est-à-dire avant que les Chrétiens, réprobateurs si constants de mon infidèle progéniture, n'aient consommé à leur tour, avec un acharnement plus grand, les atrocités dont ils m'accusent.
Léon Bloy, 1892

            Qui aurait osé, après Hello[1], Bloy[2] et Péguy, ou Claudel, tenter d'inscrire dans la chair vive du langage humain la marque de feu d'un mystère qui ne dépasse pas seulement l'entendement ou l'imagination mais attaque, plus profondément que le plus puissant acide, la matière même de la pensée, au point de la laisser, inerte, pendre comme un lambeau de chair sur la croix de son propre supplice, terrifiée par l'immensité des abîmes qui s'entrouvrent au regard de qui, s'exposant au Jugement de Celui qu'on ne peut invoquer en vain, cherche à voir ce qui se tient caché au cœur des plus humbles réalités ? Nul assurément qui n'ait été préalablement averti d'avoir à renoncer, par là-même, à toute forme de reconnaissance publique ou même de satisfaction personnelle, pour ne trouver d'autre joie et honneur ici-bas que dans l'intime certitude de ne pouvoir partager pleinement ce qu'il comprendrait qu'avec et dans le Seigneur lui-même, dans cette communion à ce Corps qui, parce qu'il ne s'appartenait plus, pouvait, déjà dans Sa vie terrestre, à tout instant se communiquer à tout homme, fût-il le moins offrant et le plus indigne, à condition de laisser s'ouvrir en lui la voie étroite par laquelle avait choisi le Très-Haut, à l'exclusion de tout autre chemin, d'avoir accès au monde, – joie infiniment précieuse en vérité mais combien douloureuse et amère pour un cœur vraiment épris de partage et de communion, que de savoir et d'éprouver quotidiennement cela même qu'éprouva et sut le Sauveur des hommes, tandis qu'il voyait Sa parole entrer dans des cœurs si endurcis qu'il faudrait peut-être les Siècles des Siècles pour qu'elle touchât en eux la fibre si profondément enfouie sous l'entassement infini des doutes et des raisons mauvaises, des suffisances et des mornes attentes, joie toute pétrie d'angoisse et de souffrance, tant il est vrai qu'il n'est rien de si beau que de voir s'édifier au-dessus des ravins de la vie une liberté dont la grâce tient tout entière à un fil et que rien n'empêcherait, si elle rompait ce fil, de s'écraser sur les rochers.

            C'est pourquoi l'on tremble un peu, au sortir du livre de monsieur de Goustine, Parabole de Notre-Dame, que les éditions Saint-Léger viennent de sortir des presses, avec, en guise de postface, une homélie du Père Elie, archimandrite du couvent de la Transfiguration, en Dordogne. On tremble, mais non de peur, au juste, mais d'une sorte de tremblement qui s'apparente à celui de l'air quand s'élève de la terre, par temps de canicule, ce souffle d'invisible chaleur dans lequel les formes des choses, se déshabillant lentement d'elles-mêmes, se mettent à danser sous nos yeux cette danse légère où semble vouloir s'annoncer une incompréhensible nouvelle. Car il faut bien qu'il se soit passé quelque chose, là, ces derniers temps, pour que, sans se concerter, ces deux-là que rien ne reliait apparemment, aient soudain éprouvé l'irrépressible besoin d'étancher leur soif et la nôtre en buvant à la même coupe d'incertitude et d'angoisse un même vin d'ivresse et de folie dont la vertu désinhibante s'est aussitôt communiquée à tant d'assoiffés qui n'attendaient qu'un tel parlement, sans même se douter qu'il avait lieu au même moment. Livre insensé, vraiment, dont nous ne chercherons assurément pas à résumer le propos, tant il se tient énergiquement, au point qu'on le dirait fait, vêtement sans couture ? d'une seule pièce, tout comme le prodigieux monument dont il parle, s'élevant comme elle, Notre-Dame ! au-dessus de sa propre masse de bête accroupie, ramassée pour bondir et se rassembler toute entière au bout de la pointe exorbitée de sa flèche acérée pour crever le ciel et lui arracher des trésors d'amour et de feu déchirant. Et cela, alors même que chaque mot, à la façon des pierres dont parle Victor Hugo, se révèle, si on s'y arrête, porteur d'une telle puissance de sens qu'on ne saurait l'exprimer sans se trouver obligé de convoquer tous les autres auxquels, en vertu d'une impeccable autant qu'insaisissable syntaxe, il se rattache rigoureusement, tout comme on ne peut, d'un tissu bien tissé, retirer un seul point, un seul fil, sans emporter en même temps tout l'ouvrage.

            Résumer, non, mais interpréter, peut-être, avec la même imprudente maladresse qu'il fallut se résigner à mettre en branle pour oser, dans l'outrecuidance d'un désir de vérité qui excuse tout, énoncer de telles choses, à la fois minuscules et énormes ? C'est tout l'honneur de telles entreprises que d'avoir la vertu de prêter au lecteur, s'il se livre à sa lecture avec assez de confiance, un peu de la folie qu'il leur a fallu pour s'entreprendre elles-mêmes. Donc, osons dire ici qu'il s'est passé quelque chose. Mais quoi, exactement ? Visiblement, la catastrophe nous avertit que le feu qui, jusqu'à présent, tournait autour de nous comme une vaste couronne en suivant une trajectoire dont on pouvait se douter qu'elle correspondait à un mouvement de nos sociétés qui, allant de la périphérie au centre, devait impérativement en venir à secouer la base même de l'ordre, ce feu ne s'arrêtera pas qu'il n'ait touché le cœur de nos vies : les milliards d'animaux ainsi sacrifiés à l'inutile dépense d'énergie que constitue l'organisation actuelle du monde ne sont que le prodrome d'un sacrifice où notre espèce, dans ce qu'elle a d'infiniment précieux, ne sera pas épargnée. Nous vivons, sans le savoir, dans l'orbe monstrueuse de cet holocauste qui préluda, aux fins fonds de l'Europe, à l'installation d'un pouvoir de destruction et d'avilissement qui, sous les dehors d'une entreprise d'émancipation et d'exaltation infinie de l'humain, prépare lentement une fête à la fois terrible et ridicule, où s'abîmera toute la fausse dignité que cet être orgueilleux et farouche qu'on appelle l'homme a voulu se donner à lui-même, à l'instar de Napoléon arrachant des mains du pape la couronne impériale dont il trahissait ainsi qu'elle ne serait sur sa tête le signe que d'une souveraineté dérisoire destinée à le précipiter dans le plus retentissant désastre.

            L'essentiel, toutefois, n'est pas là, même si le spectre d'une telle fin de l'histoire s'inscrit bien en filigrane du récit (la récitation) que constitue Parabole de Notre-Dame. Mais tout est affaire de perspective. Sans doute faut-il bien voir et comprendre, avec Luc de Goustine, que, dans la perspective rétrécie d'une histoire qui se déroulerait linéairement sur un plan unique, l'enchaînement des événements qui, depuis au moins la Révolution russe, coïncidant avec l'entrée en guerre des Etats-Unis, en 1917, semblent conduire l'humanité vers un point ultime de rupture d'avec ce qui, jusqu'alors, donnait tout son sens à l'histoire (du moins d'un point de vue chrétien), cet enchaînement se révèle déboucher sur une véritable impasse dans laquelle l'idée d'une apothéose de l'humain se confond avec un travail de décomposition de tout ce qui, depuis six mille ans environs, fit l'humanité :

Incapable de déployer tout l’écheveau de ces correspondances, et répugnant à jouer les augures millénaristes, nous tentons seulement d’entendre, comme en musique, et de faire ressentir la portée spirituelle de ces imbrications thématiques dont on trouve l’analogue en économie comme en politique – et jusque dans notre langue, forcée de prendre en compte, comme dans les pires cauchemars d’anticipations, la dégradation accélérée de nos environnements… L’art dit contemporain n’est que dividendes et n’a plus rien à déconstruire que soi-même. Toute valeur ou monnaie n’existe que recyclé en unités fictives sans attaches au réel. L’histoire, ironiquement, n’offre plus de Grand Soir à l’espérance prolétarienne. Le rapport au vivant, et de chaque être à sa propre vie, oscille entre les spasmes d’impuissance – l’euthanasie régule le droit à la naissance et à la mort. Une culpabilité aigre pèse sur la mémoire collective et lui fait corroder tout signe de l’héritage. La langue perd ses attaches. La somme de nos savoirs stockée numériquement peut à chaque instant s’effacer, plonger dans l’Alzheimer du coma dépassé correspondant à notre fin de civilisation… On s’échine à conjecturer un « monde d’après » qui se dérobe et nous laisse pataugeant dans le marécage d’un présent dont la matière s’épuise, de plus en plus drainée vers le virtuel. Vers un matérialisme haineux de toute chair.[3]

            Mais s'il ne s'agissait que de voir cela, point n'était besoin du sacrifice de Notre-Dame, dont on est en droit d'attendre, tout de même, une toute autre leçon, comme le suggère le Père Elie, en évoquant « le signe de Jonas ». Les Ninivites que nous sommes sont hélas trop habitués à vivre sous le signe de la catastrophe pour qu'il suffise de leur faire peur pour éveiller en eux la saine réaction du repentir. Acceptons donc le signe de Jonas, mais que ce soit pour bien comprendre qu'il y a là plus que Jonas : l'attaque de feu qui a failli engloutir Notre-Dame mimait à nos yeux un geste qui n'a de sens que dans une perspective qui dépasse le plan linéaire de l'histoire, perspective dans laquelle nous ne voyons pas ce qui, pourtant, saute aux yeux, parce que nous ne savons plus lire les textes les plus simples.

            C'est en effet en nous tournant vers ceux-ci que nous pouvons espérer appréhender le sens d'un événement qui met en scène ce que nous savons depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours, depuis que se récite, de dimanche en dimanche, l'immense et humble message dont cette cathédrale, comme toute église digne de ce nom, n'est en réalité que la simple et vivante illustration. C'est ce message que, brusquement, sous les yeux du monde éberlué par l'apparence de la catastrophe, s'est mis à réciter le vieux monument en flamme :

La femme était donc là – La Femme – drapée de soleil, terrible : « Qui donc est celle qui surgit, semblable à l’aurore, belle autant que la lune, brillante comme le soleil, terrible comme des bataillons ? », la Femme du Cantique, portée comme par une marée, attirée par la lune, le croissant populaire la portait tandis que les nations comme brebis échappées du troupeau de l’empire la couronnaient. Femme Vierge et Mère Église, Mère des baptisés, Église des appelés, assemblée des claironnés du Salut. Toi, Marie par nous tant saluée. Et face à elle, à Toi, le dragon rouge feu, de ses têtes aux cornes furieuses et du flamboiement de ses sept diadèmes bientôt de braise, dont la flèche aux sept têtes s’est fichée en elle – Mater dolorosa – Notre-Dame des Sept Douleurs – il s’est fichée de nous en elle et là, un moment suspendant sa fureur, nous a fait croire qu’il s’en allait – dragon finalement satisfait. Dragon repu. Sabotage effectué. Avertissement adressé… Eh bien non ! Ça a repris, la fournaise nourrie du tiers des étoiles du ciel a repris sa course effrénée maintenant : d’une part vers le choeur, dévorant vers le choeur le tiers du grand parcours, le tiers altier du corps qui s’achève à la proue hautaine du chevet, et d’autre part, avec fureur accrue, s’attaquant aux deux tiers inférieurs vers les deux tours, entre elles trois porches s’ouvrent, comme à la plante des pieds le dessin des semelles, ces trois porches aux tympans doctrinaux, catéchétiques – qui font entendre ceux « qui ont des oreilles pour entendre » ! La course qui a repris paraît maintenant inexorable. Pas de répit, c’était un leurre, une ruse, une manière de palinodie, une petite manière du Grand Mensonge. Le feu du dra-gon dévorant la forêt de chênes ira donc déferler comme sur une digue aux beffrois que souligne et soutient en façade la haute galerie des rois d’Israël – que ces idiots inspirés de révolutionnaires ont prophétiquement pris pour les rois de France ! – et sa vague se brisera aux beffrois où pendent les cloches, le noble carillon nouvellement refondu, Dragon de feu les fera se détacher du pédoncule comme des fruits, s’écrouler et retourner gravement à la refonte.

Le haut-fourneau avance gueule ouverte. C’était un leurre. Il n’y aurait pas de répit. Le Dragon aurait raison de la Femme, oui, de la tête aux pieds. Le temps de la Femme est fini. Son heure est passée, ne sera jamais plus chantée comme avenir de l’Homme, plus jamais honorée comme porteuse du petit mâle par Dieu ravi comme jadis Ganymède, pour servir l’ambroisie auprès de son trône. Et nul ne fera paître les nations égarées, ne les regroupera sous le sceptre de fer. À 20 h 30, le général Gallet dit : « Vingt minutes, et la tour nord s’effondre. » Ses hommes remontent, sans savoir s’ils en reviendront… Dans la tour nord, autour du grand bourdon de 14 tonnes, une partie du mur et le plancher sont en feu… Poussé par un vent fort, tout est désormais dragonnisé, dragonnesque[4].

            Paraphrase de l'Apocalypse, cette évocation dramatique de l'événement, qu'on trouve au seuil du livre, vise à nous rendre sensible au seul détail qui compte, et qui est qu'en fin de compte Notre-Dame ne s'est pas effondrée, comme il était logique qu'elle le fît, si nous nous situions sur le plan ordinaire (et purement linéaire) de l'histoire. Elle ne s'est pas effondrée, parce qu'elle ne pouvait pas s'effondrer, en vertu d'une contre-logique qui n'est précisément pas celle de l'histoire mais celle d'une autre temporalité, à la fois plus complexe et, dans sa dimension mystérieuse, plus simple que celle de l'histoire – une temporalité dans laquelle le temps logique des enchaînements de cause à effet se trouve enroulé dans un autre temps, celui-là même que Mircéa Eliade appelle illud tempus et qu'en appelant mythique on risque de réduire à ce qui, en lui, relève bel et bien de l'affabulation. Mais précisément ce qui fait affabuler la fable, ce n'est pas l'irrépressible besoin qu'on nous représente trop souvent occupé de détourner l'esprit humain, comme un opium fatigant, de la réalité des choses. C'est au contraire notre manie de ne considérer en esprit que ce qui apparaît dans l'ordre immédiat des choses qui nous empêche de voir la réalité vraie des choses, leur réalité dernière, si l'on peut dire. Celle-ci apparaissait pourtant, au cœur même de la catastrophe du 15 avril, tandis que l'aumônier des pompiers, après avoir sauvé, avec sa petite équipe, les reliques essentielles conservées dans la cathédrale, s'acquittait du seul devoir au regard duquel, s'il avait été omis, l'écroulement de la voûte entière et des deux tours fût apparue comme une péripétie dérisoire : la récitation du Salut au Saint-Sacrement et l'exfiltration des Saintes-Espèces qui préluda de justesse au renversement d'une situation jusqu'alors désespérée – comme si l'Ennemi avait, à cet instant, compris qu'il s'acharnerait en vain contre une place désormais vide.

            Ne citons pas un mot de plus du livre magistral de Luc de Goustine, qui, avec une humble et patiente exactitude, reconstitue, à partir de cet infime détail, comme en une gigantesque fresque verbale, l'ensemble des données de la foi, telles qu'elles s'articulent au travers des textes saints et des textes liturgiques, telles qu'elles s'inscrivent dans les formes mêmes de l'édifice de pierre, enroulant en elles toutes les sagesses de l'humanité dans lesquelles se reflètent les réalités dernières. Profonde leçon qui nous permet de renouveler l'esprit d'attente qui caractérisait Israël sans renoncer à la promesse faite à l'église de Pierre de ne pas voir « prévaloir » contre elle les Portes de l'Enfer – qui nous aide à entrer dans la voie millénaire, la voie des Siècles des Siècles où le Christ est inséparablement Celui qui est, qui était et qui vient, pour marcher, avec Pierre, les yeux rivés sur la Croix qui barre à jamais le passage, sûrs de passer ainsi, avec lui, comme sur un pont de feu, de l'autre côté, là où se tient depuis toujours, dans son dos, « l'autre disciple », celui que Jésus aimait et à qui Il confia Sa Mère. Tout est consommé, en effet.

 

[1]. Ernest Hello, Le Siècle, les hommes et les idées, Librairie Perrin, 1913, p. 91

[2]. Léon Bloy, Le Salut par les Juifs, Mercure de France, 1949, pp. 199-200.

[3]. Luc de Goustine, Op. Cit., pp. 157-158.

[4]. Luc de Goustine, Op. Cit., pp. 10-13.


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