Au fond de la rade
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À cinquante ans, on est forcément cadastré et clos. D’aucuns diraient immonde. On a beau se raconter des histoires sur ses réussites, c’est l’âge qui veut cela. C’est le moment auquel ce que nous n’avons pas fait prend le pas sur ce que l’on a réussi. Les hypothèses deviennent plus intéressantes et plus blessantes que les réalisations. La mort approche, inquiétante mais soumise. Le suicide est admirable. Les cicatrices n’ont plus aucune espèce d’importance. On peut se donner le change avec la beauté de ses enfants, sa vie professionnelle, sa maison bien aménagée et ses tableaux au mur. Il n’en demeure pas moins que le sentiment de l’échec se répand avec l’ennui long comme les bras d’un cul-de-jatte.
Bauval considérait sa vie comme un précipité d’échecs catastrophiques. Les échecs ont des couleurs très variées. Il y a les échecs absolus pour lesquels aucun mot n’a de sens ; les échecs relatifs qui donnent le sentiment que le succès est à portée de main ; les échecs singeant les réussites qui forment le carcan de la plupart des vies et les échecs catastrophiques au bout desquels brillent des lueurs d’espoir que jamais on n’atteint. Bauval avait décidé, après de longs mois de réflexion, que, puisqu’il en était ainsi, il était préférable de changer du tout au tout. Comme il avait un peu d’épargne, comme ses enfants étaient grands, comme sa femme ne l’aimait plus, il avait eu l’idée pathétique de bouleverser sa vie : une autre manière de s’ouvrir les veines. Son monde ancien avait disparu comme une baleine trop lourde. Il n’y avait plus aucun théorème de Pythagore qui valait. La séparation d’avec sa femme avait tout fait sombrer. Ses souvenirs avaient brûlé. La beauté du passé avait expiré avec elle : il n’y avait plus que les relations méchantes avec une nostalgie qui s’embourbait. Sa femme, en le quittant, avait biscuité son cœur caramélisé.
Il avait toujours été fasciné par la mer et les sous-marins. Dans son cerveau, un bruit de tempête et le silence des embruns empruntaient ses canaux électriques. Le mal de mer monopolisait ses neurones. Peut-être était-ce la raison de son vague à l’âme si longtemps reflué mais qui, désormais, prenait l’allure d’un raz-de-marée. Longtemps, il avait hésité à acheter ce sous-marin à deux cent mille euros, puis il avait fini par craquer. Il était entré dans un magasin spécialisé pour se procurer un triton. Ce sous-marin, conçu pour rentrer dans la coque d’un méga-yacht et abriter deux ou trois passagers, disposait d’une autonomie d’un mois ou mille cinq cents milles nautiques à deux nœuds de moyenne. Il pouvait plonger jusqu’à trois cents mètres de profondeur et était capable d’être submergé, sans mouvements, plusieurs mois au fond d’une rade. Bauval avait donc retiré de ses comptes la somme nécessaire, en prévenant son épouse que sa part, à elle, était encore disponible et qu’il ne voulait plus avoir à la gérer, ni elle ni ses comptes. Il avait ensuite amarré son triton à sa voiture et était parti vers Douarnenez, le seul lieu côtier capable -selon lui- de recevoir un désespéré, un sous-marin et la somme d’ennui que les deux vocables apposés ne manquaient pas d’inaugurer.
Extrait de Au fond de la rade, roman de Valéry Molet, éd. Nouvelle Marge