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Iran, le pays des Roses noires – 18 mai 2015

Iran, le pays des Roses noires – 18 mai 2015

Par  

Carnet de bord de Luc Le Garsmeur en voyage en Iran – Jour 3

Lundi 18 mai, Téhéran

 

Nuit médiocre ; bref réveil à 2 heures et 3 heures, c’est aussi le cas de Marc pour le premier des deux. Nous partageons un canapé d’angle dans le salon de Roham, devant un impressionnant téléviseur que Roham a consenti à éteindre. Nous avons quitté la 22e rue de Vélandjak vers 8h30 et pris un taxi avec une jeune femme, pour rejoindre la station de métro Tajrich, sur la ligne 1. Il faut ensuite compter près d’une heure pour rejoindre Emâm-Khomeïny, aux portes du bazar, ou plutôt Panzdah-e Khordad, la suivante vers le Sud. L’ambiance est plus lourde, les gens plus rudes dans ce quartier populaire et conservateur. Un homme nous fait partir car nous nous repérions devant son étal, quelques slips fantaisie ou barquettes pour kebab, je ne sais plus. Un autre saisit l’occasion de prononcer quelques mots d’anglais. Mais en raison de la presse, il se tient continuellement derrière nous qui finissons par le perdre.

 

Une femme ajoutant à son voile un loup rouge

Le palais du Golestan "jardin" a été construit sous un roi qâdjâr et figure depuis 2013 sur la liste de l’ONUESC. Il s’y trouvait ce matin quantité d’élèves, d’une école de garçons et de plusieurs écoles de filles. Ces dernières en uniforme: pantalon large, tunique, voile; en rose vif ou bleu ciel et cornaquées par des femmes-pingouins pleines de sollicitude et même d’affection. Les mêmes fillettes que dans tous les pays du monde: souriantes, bavardes et comme le vif-argent. Elles ont salué en anglais sans trop glousser plusieurs d’entre nous, car il y avait aussi là des Français, des Américains et ce que je crois être des Coréens. Le palais principal ou palais des Roses fut le cadre du couronnement du dernier chah, Réza Chah Pahlavi, après avoir servi de résidence à quelques Qâdjârs. On s’y surchausse de coton à l’entrée, car le personnel est essentiellement affecté à l’entretien du parc. L’intérieur est malheureusement plus kitsch encore que le salon des Coquillages du palais de Potsdam. Des salles immenses et trop hautes, aux murs semés de cabochons de plexiglas. N’est pas dariah-e nour "océan de lumière" qui veut… Ces bibelots dérisoires figurent jusqu’aux décorations dont on a revêtu les mannequins (très réalistes, eux) représentant les rois. Il faut se courber pour examiner les plinthes, qui sont recouvertes de faïence vernissée, figurative et un peu naïve. La même tapisse la grande majorité des murs extérieurs, ceux donnant sur le parc. Là, elle est à motifs géométriques, reléguant au centre de petits médaillons d’inspiration épique - à moins qu’ils ne soient cynégétiques. Beaucoup de blanc, un peu de jaune.

Téhéran palaisDans la grand-salle, une réplique du trône du Paon, sorte de lit double clos à tête ouvragée. Cette clôture est brisée au pied du lit, ménageant deux marches qui forment le siège royal. Dans une niche à la base d’une autre aile se trouve le takht-e Marmar "trône de Marbre". Et je crois bien que c’est le cénotaphe d’un roi qâdjâr que l’on trouve encore ailleurs, dans les effluves du chèvrefeuille et les mesures du chant populaire napolitain qui fournit au Parrain son thème principal. Dans le restaurant où nous avons déjeuné hier, nous avions eu droit à des reprises de "Still loving you", des Scorpions… Un dernier mot sur le musée ethnographique. Il s’y trouve sous forme de mannequins à nouveau très réalistes des artisans (cordonnier, etc.) et des paysans de diverses provinces : Béloutchistan, Khorassan (ou Khouzestan, je confonds encore ces deux provinces, pourtant les plus éloignées l’une de l’autre dans l’Iran contemporain), Lorestan, etc. L’une des effigies est celle d’une femme ajoutant à son voile un loup rouge.

 

Trinité hétérodoxe

La mosquée Emâm-Khomeïny est enchâssée dans le bazar, distant d’une dizaine de mètres du Palais. Un édifice monumental dont l’enceinte est aussi vaste qu’un terrain de balle au pied. Des azulejos, à nouveau ; le monogramme d’Ali, gendre du Prophète, s’entrelace avec ceux d’Allah et de Mahomet, dans une sorte de triade ou trinité hétérodoxe qui évoque celle du christianisme, Ali se substituant alors au Saint-Esprit. À l’arabe, nous laissons nos chaussures à l’entrée (sous l’eivân?), alors que des sacs de toile permettraient de les emporter à l’intérieur. C’est là que chacun prie sous une élégante lanterne et sur de riches tapis, mais face à un mur plat. Une chaise seule emplit le mihrab. Dieu absent, fût-ce même par effigie. Rien de terrible pour autant : et ces hommes - car je ne vois aucune femme - s'emplissent de paix.

 

Concombre frappé et couronne du Chah

Il est l’heure de déjeuner, dans un restaurant au centre du pârk-e Chahr. Le jus de concombre frappé (mais savais-je seulement que c’était du concombre?) dont j’ai eu la niaiserie d’assortir au réveil mon infâme beignet aux pommes a fait son œuvre - traçant dans mes entrailles des sillons de feu - et je m’en tiens à peu près au riz safrané habituel avec du thé brûlant. Un peu de lecture et un somme réparateur sous les arbres, et nous repartons pour le musée des Joyaux de la Couronne, à l’intérieur du bâtiment central de la banque Melli "nationale".

La sécurité renforcée impose ici l’usage d’un vestiaire et les palpations intégrales et systématiques. Il fut un temps où le Trésor persan était gagé sur ces joyaux. Ils sont exposés dans une chambre-forte. Ce ne sont que perles, pierres précieuses et semi-précieuses (émeraude et malachite); couronne du Chah et de la Chabanou, sceptres, etc. Le joyau - si l’on peut dire - en est le Darya-e nour "océan de lumière", diamant rose de 182 carats (36,4 grammes?), le plus gros diamant non taillé au monde. Mais la Mappemonde aux joyaux, si elle est assez ridicule de surcharge et de coût, est plus impressionnante encore. 51 366 gemmes ont été employés pour figurer sur le globe les pays du monde en 1869. Les mers sont d’émeraude, les pays de rubis; à l’exception de l’Iran, la France et la Grande-Bretagne, en diamants. Il manque à la Collection le diamant Kouh-e nour "Montagne de lumière", dérobé par les Britanniques et recelé à la tour de Londres.

 

Down with the USA !fresque USALa cathédrale arménienne apostolique Sarkis n’a pas cinquante ans, mais elle est un centre de la chrétienté iranienne. On la trouve à l’angle des rues Nedjatollahi et Karim Khan-e Sand, non loin d’un gratte-ciel dont la tranche arbore une immense bannière étoilée renversée, où les étoiles sont remplacées par des crânes, et les bandes s’achèvent en bombes. Le tout est frappé de la devise Down with the USA ! "À bas les États-Unis!" Habituellement,les Téhéranais se contentent de représenter les morts au champ d’honneur contre l’Irak. La cathédrale est bien plus pacifique et son abside recouverte au sommet de fresques représentant au centre l’Ascension et sur les côtés des scènes d’inspiration croisée. À l’autel, la mensa forme le premier degré d’une envolée de marches surmontée d’une Vierge à l’Enfant. La cathèdre, jouxtant une haute niche de pierre ajourée contenant sans doute l’évangéliaire, est orientée. À moins que l’Évangile ne soit lu au centre de l’autel, car je ne suis pas sûr que le livre que j’y vois soit le missel. Nulle iconostase en tout cas ; encore qu’un rideau puisse être tiré pendant la consécration. Je soutiens à Marc que le conopée gris frappé d’une croix que l’on aperçoit à côté de l’autel, côté épître, dissimule le tabernacle. Il me soutient que les églises orthodoxes n’"exposent" pas le Saint-Sacrement. De toute façon, je n’ai pas réussi à me faire confirmer à l’entrée que la juridiction était celle de l’Église apostolique - et non catholique - arménienne. Et je sais, moi, que l’Église romaine est orthodoxe et apostolique… J’ai surtout craint à la vérité que l’on me reprochât à l’intérieur mes prises de vues et mes agenouillements. Pour ce dernier motif, une vieille dame ne m’avait-elle pas fait relever avec irritation dans une cathédrale grecque-orthodoxe en Albanie ?

 

Lettres persanes

Au sud-est de la rue Firdoussi se trouve le pârk-e Mellat, son lac, ses jets d’eau, ses massifs de fleurs (encore augmentés le lendemain matin), sa statue en pied d’un mollah (n’est-ce pas plutôt un vizir?) quelconque et ses bustes d’artistes classiques. Hâfez, le chantre du vin, en est absent. Dans un petit jardin zoologique, j’aperçois des singes, un bouc majeur et des autruches ou émeus. Nous lisons un peu. Marc poursuit sa découverte des poètes iraniens: Hâfez a succédé à Saadi ; j’avance mon Montesquieu. Les Lettres persanes ont effectivement toute leur place dans l’Index librorum prohibitorum. La lecture en est aisée et plaisante, à l’exception peut-être de la Lettre LXIX ("Usbek à Rhédi, à Venise"), de "métaphysicien".

Il est sans doute pertinent d’énoncer la tiédeur des chrétiens, l’imposture des robins, la petitesse de beaucoup et le ridicule de tous ; d'écorner le roi-Soleil et moquer les salons ; beaucoup moins de vanter un amour adelphique ou d’écrire des niaiseries telles que "Le cœur est citoyen de tous les pays" (Lettre LXVII, "Ibben à Usbek, à Paris"), ou de sembler ramener la totalité de la théologie spéculative à la bonté de la digestion ou au désintérêt des autres. Ce conte épistolaire est semble-t-il moins novateur qu’annoncé, mais il est spirituel au sens français. Il fonde en revanche - ou contribue à fonder - le relativisme, l'indifférentisme, le rationalisme, le cosmopolitisme, l’orientalisme, toutes idéologies fort pernicieuses, continûment démenties par les calamités de notre temps, et propres à satisfaire principalement ces grands bourgeois las de vivre qui feront la décolonisation, Mai 68 et le mariage imparitaire. Une anti-éducation morale frappée du sarcastique sceau des stupides malséants. Voltaire est le même homme, en beaucoup plus menteur et arrogant. Au moins Montesquieu n’a-t-il pas laissé de vers… Mais surtout, le Magistrat (qui devait avoir à La Brède son mur des C…) en tient pour le contrat social, funeste idée. Idée funeste, car elle n’est qu’idée, fruit de l’imagination, théologie renversée dont l’auteur transfère dans la science du réel, le gouvernement des hommes, une théologie profane, une Cité de Dieu sans Lui, eschatologie dérisoire et faussée. Montesquieu ne répand guère ici qu’un appel aux sens qui achève d’enterrer la chair (un siècle après Descartes), il blâme d’injustes contradictions des chrétiens, des clercs, de Dieu même pour avancer que le bonheur n’est accessible qu’aux bien-portants - presque aux seuls riches… Au bout, l’immigration extra-européenne (comment peut-on ne pas être français?), la loi Taubira (comment peut-on ne pas être tous aussi géométriquement heureux?), la gestation pour autrui (comment ne pas donner droit au vouloir et au pouvoir?) ; plaisante conception de la "distinction des pouvoirs"…

  

Hamburger, Coca-cola, frites et islamic pop

Un restaurant rapide jouxte le lac. Nous y commandons des hamburgers, des frites et ce soda américain dont - pour raisons médicales - je n’ai jamais fait un aussi grand usage que depuis que je suis en Iran… Khosrow en ignore même l’origine géographique, alors qu’il présente son propre pays comme la super-puissance du Levant… Le boeuf exsangue est infect. Mais la glace que nous ajoutons nous en console. Un concert d’islamic pop est donné à quelques dizaines de mètres et la gironde gérante qui pouffe régulièrement en nous parlant a eu la malencontreuse idée d’installer un haut-parleur à l’intérieur du "restaurant". Ândjâ "là" comme ailleurs, le personnel d’entretien et de nettoyage est pléthorique et zélé (dans les rues il travaille toute la nuit, et j’en ai compté cinq au mall de Tajrich à 8 heures et demie du soir): l’un d’eux fixe au climatiseur sa serpillière pour la sécher, nous faisant don d’effluves et postillons pénibles au sortir de table…

Il n’est nul mystère humain que l’on ne finisse par percer. Je révise un peu mon enthousiasme envers les Iraniennes. Certaines recourent bien à tort au blond platine et Téhéran est la capitale mondiale de la rhinoplastie. De sorte que l’on croise chaque jour des nez bandés de blanc sous des front bordés de noir. Houris… Surtout, elles sont le plus souvent outrageusement maquillées, et pas toujours en rouge Baiser, il faut bien le dire. Mais je maintiens mon goût pour le modelé de leur visage, leur chevelure de jais, leurs yeux sombres, leur sveltesse, et leur classicisme. Elles sont semblables à ces tragédies raciniennes, si contraintes par la bienséance que n’en éclosent que plus magnifiquement l’ingéniosité et l’insoumission: dans ce foulard affriolant qui engonce le crâne, ce qui est heureux ; dans cette chevelure qui pend au-dessous du linge, ce qui l’est moins !


Iran, le pays des Roses noires – 25 mai 2015
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