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Iran, le pays des Roses noires – 22 mai 2015

Iran, le pays des Roses noires – 22 mai 2015

Par  

Carnet de bord de Luc Le Garsmeur en voyage en Iran – Jour 7

vendredi 22 mai, Ispahan


Ce matin, nous prenons l’autobus pour voir notre premier autel du feu, un lieu de culte zoroastrien. Ces pré-manichéens, malgré un préjugé tenace, n’adorent pas le feu - pas plus que les yézidis n’adorent le diable -, mais Ahura Mazda "Dieu le Grand". En revanche, ils se tournent toujours pour prier vers toute source de cette lumière qui émane de la divinité. C’est pourquoi ils pratiquent l’entretien perpétuel du feu, quittes à le déplacer lors des persécutions. Cet atechkadeh ou temple du feu est situé au sommet d’une colline escarpée et caillouteuse. Nous la gravissons et découvrons un beau panorama à 360 degrés sur la ville. Le temple, lui, n’est qu’un petit complexe pierreux, ouvert d’un côté sur une simple niche. Dans une cloche de pisé contemporaine, percé de jours aux points cardinaux, un homme se livre à des exercices d’assouplissement sous le regard de son fils et de sa femme. Lors de la descente, un groupe de soldats nous aborde pour nous offrir de microscopiques pommes sures. Ils sont goguenards; c’est sans doute une astuce pour infliger aux Occidentaux une diarrhée mémorable. Nous les perçons à jour, en mangeons deux devant eux, et jetons la livre restante dans un fossé.

Temple du feu, Ispahan


Ils viennent se charger d’images et de couleurs vives

Les Séfévides avaient contraint à l’immigration dans le Sud d’Ispahan des Arméniens de Djolfâ, en raison de leur talent commercial. Le nom a été donné en conséquence au quartier, qui compte au moins trois églises arméniennes apostoliques, dont la cathédrale Saint-Joseph d'Arimathie, et un cimetière que nous ne sommes pas parvenus à trouver. L’intérieur de Saint-Joseph d’Arimathie est intégralement recouvert de fresques, narthex compris. L’ensemble déçoit un peu Marc, en raison je crois du défaut de finition des scènes ou d’une imprécision du trait. Je suis plus enthousiaste. Certes, cette iconographie n’échappe pas à une certaine naïveté, mais ce style inimitable - ou plutôt trop-imitant -, mélange de grotesque bas-médiéval (le Jugement dernier), de maniérisme (dans la teinte du rouge ou du bleu) et de baroque un peu épais (Joseph et Potiphar?) est d’une fraîcheur inégalable. Les Iraniens, sans doute pour bon nombre musulmans, ne s’y trompent pas qui se font photographier devant chaque scène, pâte à mâcher aux lèvres et écouteurs aux oreilles. Ils viennent se charger d’images et de couleurs vives, dans un pays qui pour être islamique n’en est pas le plus aveugle pour autant. Le plafond offre une magnifique étoile à huit branches losangée d’outremer et d’or, et les muqarnas des chérubins. Le musée attenant évoque la vie des Arméniens d’Ispahan aux XIXe et XXe siècles, durant lesquels ils ont contribué à faire de la ville une grande cité commerçante. Les vitrines contiennent des livres saints, des vases sacrés, des costumes et objets usuels d’époque. Au diamant, un artiste a gravé sur un cheveu une louange à Dieu. Dans une autre vitrine, des effets masculins dont un pistolet évoquent la mémoire d’un Arménien qui contribua je crois à imposer aux Qâdjârs la promulgation d’une constitution (en 1906). Le génocide est commémoré par l’exposition d’une carte lumineuse avançant les lieux de massacre, par l’inscription de messages de paix et par la présentation du drapeau de tous les États ayant reconnu officiellement la nature des massacres.

 

Fresques de la cathédrale arménienne Saint-Joseph d'Arimathie, Ispahan


Des jeunes gens au-dessus de la rivière

La rivière Zâyandeh (Zâyandeh-rud) traverse la ville d’est en ouest. Moins ancien (ca 1600) que le pol-e Châhrestân (XIIe s.), moins célèbre que le pol-e Khâdju, le pont Allâhverdi Khân ou Si-o-seh pol "pont des trente-trois [arches]" relie Djolfâ au reste d’Ispahan. Il est le plus long (295 m) et compte deux étages d’arcades. De la sorte, de part et d’autre, les garde-corps de briquettes sont plus élevés que les passants. Surtout, des niches ou stalles sont aménagées à l’extérieur, procurant un peu d’intimité aux jeunes gens juste au-dessus de la rivière. Ainsi, si je m’approche moi-même du bord, le vent peut projeter la cendre de ma cigarette dans la niche voisine, sans même que je m’en aperçoive. Considérée comme un lieu de rencontres mixtes, la châikhâneh "maison de thé" de la rive Sud a quant à elle été fermée par les autorités. Au débouché septentrional du pont, une jeune femme ingénieur aéronautique (dont l’insigne au revers de la veste ressemble étonnamment à une croix) nous dissuade d’entrer dans un kebâb et nous guide vers un bon restaurant. Mais nous sommes réticents, sous prétexte que nous sommes étrangers, à l’idée de passer devant les locaux qui font la queue et déclinons l’offre pour gagner un autre boui-boui où les frites sont malheureusement nappées d’autorité d’un ersatz de ketchup et de mayonnaise, et où la bière islamique est exclusivement servie aux fruits ou aux agrumes. Le côté "pays de Mèdes" de tout État…

 

Pont des Trente-trois arches, Ispahan

À trois heures, nous avons rendez-vous chez les sœurs pour une visite de courtoisie, et "de château". Elles nous montrent la chapelle vouée à Notre-Dame où une plaque murale rédigée en polonais sert d’ex-voto pour l’asile reçu par des Polonais durant la seconde guerre mondiale. L’école française a été emportée dans la tourmente révolutionnaire, et seules deux étudiantes arméniennes, apparemment, viennent quérir de la sœur italienne quelques leçons de français. Cette dernière évoque ses décennies en Iran, son service d’infirmière, l’exquise gentillesse du peuple iranien, les tracasseries administratives.

L’endroit respire la paix, même les pies y vagabondent

Inscrite au Patrimoine mondial de l’Humanité, la mosquée du Vendredi ne compte pas parmi les mosquées séfévides intégralement tapissées de faïence, avec le double risque induit de surdose de bleu, et d’effet salle de bains. Coupole, murs, eivâns de briques rompent au contraire avec la cacophtalmie de la précédente. Ce ne sont pas les couleurs - dont on a vu qu’assez vite elles permettaient une dégradation des techniques d’apposition des mosaïques - qui forment les motifs, mais la répartition des briques fines. L’ensemble en est en conséquence d’une bien plus grande distinction. Surtout, c’est une encyclopédie dressée de l’iconographie islamique puisqu’y ont contribué - outre les Séfévides - les Seldjoukides, les Mongols, etc. L’une des cours intérieures est couverte de tapis de prière; nous nous y allongeons pour une sieste de plus d’une heure. L’endroit respire la paix, même les pies y vagabondent. Il est singulier en tout cas que nous puissions entrer dans presque toutes les mosquées, sanctuaires des emâms compris.

 

Salle de prière de la mosquée du Vendredi, Ispahan

Une semaine sans une goutte d’alcool (ni du reste de café); je m’attendais à plus de difficulté. En revanche, je n’ai pas arrêté de fumer. Alors que je viens d’acheter quatre paquets pour 2,20 euros, deux adolescentes de seize et quatorze ans nous accostent pour entretenir leur anglais. J’en viendrais presque à regretter de le savoir, tant ceux qui veulent pratiquer leur français sont peu nombreux ! Après les questions des leçons 1 à 5 (nationalité, prénom, profession, âge - glabre, je leur semble plus jeune -, loisirs, etc.), la conversation roule sur les mers qui bordent l’Iran: "mer des Khazars" et "golfe du Fârs". La mère des jeunes filles a renoncé tout de suite à parler et s’est assise un peu plus loin. Le père se désole de n’y entendre goutte et propose le russe, mais nous n’y sommes suffisamment bons ni lui ni moi. On vérifie que je sais compter en persan d’un à dix, et je me rends compte qu’un Ispahanais prononce "chich" et non "chech". Ou comment apprendre la phonologie avant la conjugaison…


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