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Dominique de Roux ou

Dominique de Roux ou "le goût aristocratique de déplaire"

Par  

Éditeur, journaliste et écrivain de renom, Dominique de Roux (1935-1977) a arpenté les quatre coins du monde, de la Guinée Bissau à la jungle angolaise en passant par Lisbonne et le Portugal ; en 1974, il fut le seul journaliste français aux premières loges de la révolution portugaise des "Œillets".
Lorsqu'ils ne voyageaient pas, lui et son épouse Jacqueline habitaient un appartement parisien de la rue Bourgogne. Un beau jour, je frappai à la porte de ce lumineux appartement aux miroirs encore habités des silhouettes de Ezra Pound, Jorge-Luis Borgès, Raymond Abélio, Henri Michaux, entre autres témoins de ces ardentes "seventies" littéraires.
Les écrivains de sa génération, Dominique de Roux les rencontra tous, ou presque. Mais que signifie "rencontrer" lorsqu'on s'appelle Dominique de Roux ? Rencontrer cela veut dire explorer des textes épiphaniques, sans doute, les relire sûrement, mais pas seulement. Pour un Dominique passionné de littérature, "rencontrer" cela veut aussi dire aussi "partir à la rencontre", cela veut dire prendre par la main un Borgès quasi aveugle ; un Witold Gombrowicz asthmatique et presque impotent ; un Ezra Pound enfermé dans un mutisme post-traumatique, litote vivante de la poésie et roi déchu qu'il hébergea tout un mois durant…
Lire, relire, rendre visite, héberger - et bien sûr éditer - des auteurs qui sentaient la rose comme René-Guy Cadou, ou le souffre comme Céline, mais jamais la naphtaline, voici tout ce que recouvre le verbe "rencontrer" pour un aristocrate comme Dominique de Roux.

CONTRE L'ESPRIT DU TEMPS…
Dans cette période d'après-guerre que je n'ai personnellement point connue, Dominique est intarissable de termes tels que "glose", "formalisme", "snobisme", autant de termes peu flatteurs pour désigner la fin de l'oppression et de la dictature. En tout cas, Dominique en traversa les obstacles en chevalier errant, quand d'autres rampèrent sur le ventre. 
C'est un euphémisme de dire que Dominique n'aimait guère cette France livrée selon lui à la "scolastique et au journalisme" alors que l'emploi des mots "beauté", "patrie" ou "famille" commençait déjà à devenir "suspect" dans le discours public. L'image qu'il donne de cette époque aujourd'hui révolue est celle d'un triangle : "Nous sommes dans un triangle dont la pointe aiguë est occupée par la scolastique et la base par le déferlement de l'information", disait-il. Par "scolastique", il faut entendre ce formalisme littéraire que de rares auteurs, Rabelais et Céline en tête, parvinrent à briser. Quand le plus grand nombre était plutôt inspiré par l'"arrière-goût de plaire" et de ramper dans le politiquement correct, Dominique a essayé de rester debout, mû par ce "goût aristocratique de déplaire".

J'aurais aimé être l'auteur de cette formule, mais n'est pas Baudelaire qui veut ! Je me contente donc de la placer en exergue de mon article comme une étoile au sommet d'un sapin. Dominique mérite bien cette décoration, tant il incarne pour les générations futures une certaine attitude face à la vie et à la mort, faite d'allégeance à la poésie - et non seulement au poème. Nous en retrouvons le sel et l'écho chez des éditeurs tels que Sylvain Durain ou Maximilien Friche, par exemple.
Conduit par cet esprit de franc-tireur, il publia aussi bien les plus belles stances de Mao Tse Toung que celles de Ezra Pound. Je ne peux penser à ce numéro des Cahiers de l'Herne - où cohabitent les écrits de ce chef d’État communiste et les textes de ce poète soupçonné de sympathie fasciste - qu'en restant songeur et suspendu. On aurait en effet cherché à se mettre sur le dos tout ce que ce triangle des "Bermudes parisiennes" comptait de bien-pensants et de maîtres censeurs, que l’on ne s’y serait pas pris autrement ! Bravo Dominique !! Tu éditais des ouvrages comme on dégoupille des grenades !

En vestale de la mémoire familiale, Jacqueline de Roux se souvient : "Lorsque nous avons publiés Louis-Ferdinand Céline, nous avons reçu par la Poste des courriers anonymes contenants des petits cercueils en carton !" Outre les coups bas ourdis contre les Éditions de l'Herne, les de Roux eurent à subir le choc psychologique de ces courriers infamants qui - parce qu'ils restèrent anonymes - ne condamnèrent que leurs expéditeurs. Combien de résistants, juifs, tziganes furent envoyés dans les camps par de semblables lettres anonymes ?

…L'ESPRIT DE RÉSISTANCE
Certes, Dominique de Roux n'a pas lutté contre le national-socialisme et pour cause, il avait 5 ans en 1940, mais il eut à lutter, une fois adulte, contre l'idéologie inverse au national-socialisme. Ces années qui suivirent le choc sismique de la seconde guerre mondiale furent en effet marquées par un retour de balancier qui fit passer la société d'un extrême à un autre : consommation à outrance, transformation cybernétique des mœurs, "matérialisme pratique" corrélatif à l'hostilité croissante aux aurores et aux épiphanies poétiques… si bien que, contrainte par la propagande nazie à tomber dans les totems du racisme et du collectivisme forcé, la société allait, par un insidieux retour de manivelle, tomber dans la dilution marchande, le métissage forcé et l'individualisme. C'est en cela que l'on peut dire que le national-socialisme n'est pas réellement mort avec l'écrasement de l'Allemagne en 1945. Il s'est muté en son contraire.
Nous comprenons maintenant mieux pourquoi, dans ses écrits et ses paroles publiques (consultables sur internet), l'anarchiste Dominique de Roux combattait aussi bien le nazisme que ces totems fumants entre les décombres de l'après-guerre. La dictature nationale-socialiste "mutée" en tyrannique "mondial-libéralisme" a commencé par transformer l'homme debout en homme de boue.

En plus de ces averses de boue idéologique, les de Roux eurent aussi et surtout maille à partir avec les "arlequinades" d'un certain milieu parisien, engeance qui finit par le pousser vers la porte de sortie. Sans doute aurait-il dû se méfier des amitiés trompeuses et être un peu plus prudent. Il aurait sans doute dû s'inspirer de la devise des Marliave : "vous n'avez pas d'amis, vous n'avez que de la famille". Au fond, que reprochèrent ces "forts en thèmes" habillés en arlequins - Philippe Sollers en tête - au fondateur des Cahiers de l'Herne ? Tout simplement, de considérer sans a priori les qualités intrinsèques d'un texte, les aurores mythologiques de certaines phrases et de certains mots, les bonheurs d’expression qui apparaissent au détour d’une lecture solitaire et passionnée. Lisons Dominique dans le texte : "Je publierais, à partir du moment où il a du talent, mon pire ennemi", est-ce un propos assez clair ? Mais ses ennemis, eux, ne lui pardonnèrent pas ses vertus de bon prince. L'erreur de Dominique a sans doute de faire confiance à cette engeance bourgeoise, jamais à court de coups bas. Il n'a pas compris que les attaques personnelles qu'il a eues à subir n'étaient que des répliques de 1789, coup d’État orchestré par la Bourgeoisie visant à prendre les prébendes et les privilèges de l'aristocratie.

En fait, Dominique eut la disgrâce de vivre dans une France hypertrophiée idéologiquement, où un livre publié devient - par des gens qui ne l'ont généralement pas lu - un enjeu d'idées. On fait jouer à un livre publié ou un tableau exposé un rôle qui n'est pas le sien, bannière de ralliement ou épouvantail idéologique. Sa (courte) vie durant, Dominique eut à combattre ce dragon français. Et bien qu'on lui imposa ces filtres au sein même de son équipe éditoriale, il tentait cependant de revenir à l'œuvre même, à son dieu, à son ange. En bon disciple de Gombrowicz, il n'eut de cesse que d'appeler à faire tomber ces filtres, masques et banderoles au risque de se montrer en roi nu et faible mais toujours souverain.

Au cours de mes séjours parisiens, j’ai personnellement rencontré nombre de ces forts en thèmes, vifs d'esprit, pleins de facondes et pourtant, pourtant si souvent oublieux de l'âme et de ses chemins secrets. Le réflexe pavlovien de ces esthètes consiste presque toujours à dire du mal de Louis Aragon pour s'affirmer de "droite", ou bien afin de s'affirmer de gauche, du mal de Céline ou de Brasillach. Mais vient l'heure où l'on passe de cette écume de salons mondains pour monter à l'étage de la trame narrative, du style, des horizons des textes. À ce moment-là, on se rend compte que ces grands esthètes n'ont pas lu les auteurs incriminés ou trois lignes sur un résumé d'internet. Ainsi, l'ère informatique permet aux idéologues de communier autour d'un livre totem de la même tribu. Les membres néo-tribalisés marquent leur territoire symbolique avec des ouvrages qu’ils n’ont pas lus comme les chiens marquent le leur en urinant.

À rebours de ces réflexes de gagne-petit, Dominique de Roux sut faire preuve d'indépendance, celle des derniers hommes souverains, aujourd'hui en voie de disparition. Il fit allégeance à la beauté où qu'elle se trouva, chez Mao comme chez Céline qu'il publia entre autres dandys, naufragés, esthètes ou réprouvés de son temps. Mao Tse Toung, Céline déjà cités, mais aussi Gombrovitch, René-Guy Cadou et combien d’autres plumes déliées de son époque.
Mais Dominique ne fut pas seulement un découvreur de talent, un écrivain stylé et un éditeur audacieux, il fut aussi un grand homme d'action.

LE RECOURS AUX FORÊTS :
À en croire sa fidèle épouse : « Dominique a traversé une partie de la jungle angolaise ; il cherchait à rejoindre le camp retranché de son ami Jonas Savimbi, révolutionnaire africain » s’écrit-elle au moment où, au cours de notre visite, une photo d'un Dominique hirsute au milieu de baobabs passa devant nos yeux interrogateurs…

Pour Dominique, la traversée de la jungle ne fut pas qu'une épreuve physique, elle fut une puissante métaphore, une de celles qui rétablissent les hiérarchies vraies. Il y a en effet du Guillaumet et du Saint-Exupéry mêlés dans cette geste héroïque ; il y a du Ernst Jünger aussi, le dernier Jünger du "recours aux forêts". Quand les trahisons se multiplient, les cercueils en carton s'accumulent devant sa porte, rien de tel que de parcourir - quatorze heures durant - une jungle de baobabs, d'insectes et de serpents, un coupe-coupe à la main. N'est-ce pas là un "haut fait" peu compréhensible pour un de ces bourgeois sartroïdes n'ayant jamais traversé que le parc aux canards de son arrondissement parisien ? De quel haut fait comparable à celui du rédacteur des Cahiers de l'Herne peut se prévaloir un Philippe Sollers, détracteur en chef de Dominique ? D’avoir simulé en 1962 la schizophrénie pour éviter d’être mobilisé en Algérie ?

Bref, nous comprenons maintenant mieux pourquoi - après avoir foulé le sol de cet appartement encore résonnant des pas de Pound ou Borgès - un Paul Vendromme a pu dire de son ami Dominique de Roux : "Il n'a pas été remplacé et il nous manque beaucoup". Oui ! En ces temps de "grand remplacement" de l'humain par la technique, voici bien une figure héroïque qui, elle, n'a pas été remplacée ! Et c'est sans doute pourquoi, quarante-six ans après sa disparition, l'étoile de Dominique de Roux ne cesse pas de briller.

Je n’ai personnellement rencontré Dominique qu’à l'aune d'une unique lecture, "Le Cinquième Empire", et de quelques entretiens vidéo en noir et blanc consultables sur internet. Ce que les mots, le style, les orées tremblantes de ses sources écrites et sonores ont chuchoté à mon âme, je l'ai reformulé en une phrase unique. Sans doute par trop lapidaire et réductrice, je souhaite néanmoins l'ajouter en exergue et hommage à Dominique de Roux et à son épouse Jacqueline : « Quand la mythologie d'un peuple disparaît, elle est remplacée par des idéologies contradictoires ». Pour moi, le Cinquième Empire est de nature à mythologiser un pays, la France, et un continent Europe en proie à des idéologies contradictoires. La France n'a plus d’armoiries, l'Europe de Bruxelles, n'en a pas encore.
Ce roman, d'une altitude philosophique comparable à « Terre des Hommes » de Saint- Saint-Exupéry, contient les armoiries qui nous manquent. Faisant la part belle à l'action et à la contemplation, il nous exhorte tout d'abord à faire tomber nos masques d'arlequin et nos bannières idéologiques. Ce n'est qu'au prix de cette ascèse que le mytho peut apparaître dans nos pierres d'attente intérieures. Ce savoir-là, c'est le mythe que Dominique est allé chercher au Portugal, Finistère de l'Europe. Un "matin de brume", dit le mythe, le roi Sébastien reviendra en majesté "au-dessus du Tage". Il est vain de vouloir trouver ce roi caché dans des livres écrits par les Historiens. La figure mythique du roi, ses diffractions multiples, se relèvent dans le secret de notre âme. En effet, le "roi" ne préside pas, il règne comme l'âme règne souverainement au-dessus de nos vies. Dans cette perspective, le "roi" peut aussi bien être cet autre que l’on croise tous les jours dans la rue, que le soi que l'on cherche au fond de l'âme, le soleil "roi" du système solaire que le soi non manifesté. Bref, le Cinquième Empire n'est pas une croyance, mais un savoir à la fois intérieur et extérieur sur lequel miroite l'âme du monde en mil éclats métaphoriques. Comme tout mythe, il nous dit encore tout ce que l'idéologie est impuissante à dire : rencontrer quelqu'un dans la rue contient un sens, tomber par terre contient un sens ; se relever, aussi. Il nous exhorte encore à revenir à la fois à la concrétude de notre corps, à "ce qui se défait en nous", et à nos rêves à la fois embrumés et prophétiques.

BAS LES MASQUES !
Nous aurions cependant tort de croire que l'abandon de nos masques et banderoles idéologiques serait signe de démission, bien au contraire. Dominique voit dans ces combats - importants mais secondaires - des substituts aux combats premiers - autrement dit des mues épidermiques, des peaux de couleuvre qui nous voilent les yeux des combats essentiels. Pour voir et rêver juste - non pas en mythomane, mais en mythographe de notre propre vie - prenons ou reprenons conscience de notre respiration, de nos pas qui se posent sur le sol, des paroles qui sortent de notre bouche. Voici le message de Dominique.

Bref, en ces temps obombrés par les écrans des smartphones et autres diversions sociétales, le message de Dominique de Roux n'a pas perdu de sa superbe. Il reste présent dans nos vies comme le la d'une octave musical audible dans l'homme intérieur. Le temps a fait son œuvre depuis la mort de Dominique, mais nous pouvons affirmer, sans trop de risque de nous tromper, qu'il s'inscrit résolument dans cette chaîne d'or des « auteurs matinau »», "catena aurea" à laquelle un Saint-Exupéry, un Brasillach, un Luc-Olivier d’Algange, un Pascal Payen-Appenzeller et quelques autres se relient invisiblement.
Tous ces poètes ont fait allégeance au dévoilement et à l'apparaître, contre le règne du paraître et de la quantité et c'est pourquoi leurs œuvres ne sauraient disparaître.

Pour nous en convaincre, écoutons la voix de Dominique de Roux dans cet enregistrement de 1978. Sa voix ne saurait être entendue sans ouvrir pour les plus jeunes générations une voie de résistance, celle des peuples qui ne veulent pas disparaître sans un dernier hallali :
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpb78050386/dominique-de-roux

contact : jacderoux@gmail.com


Dominique de Roux, entre la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste
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Stéphane Barsacq : Dominique suivi de Epectases de Sollers
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Dominique A lyrique et fragile
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