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Ernst Jünger, l’exilé intérieur

Ernst Jünger, l’exilé intérieur

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Alors que les mass-médias déversent dans nos esprits un flot quotidien d'images de désolation et de crimes, que ce soit en Ukraine ou en Palestine, la question est de savoir comment se protéger du pouvoir corrupteur de la guerre. L'écrivain allemand Ernst Jünger (1895-1998), connu pour sa mythologie guerrière revancharde, finit par trouver le chemin de l'exil volontaire.

Cette mutation intérieure est particulièrement illustrée dans les Falaises de marbre, court roman au style reconnaissable entre tous. Le réalisme magique de ce texte fait en effet penser à des stalactites d'infiltration poétique. Il est question de deux pays et de paysages, la Marina, nervurés de chemins et de fleurs où séjournent les dieux, et la Maurétanie, dévorée par la corruption et le crime.

Selon Isabelle Grazioli, ce roman serait issu d'un rêve fait à la suite d'un voyage en mer Egée. Avec son frère cadet Friedrich Georg, Ernst est subjugué par les falaises de calcaire découpant la côte méditerranéenne. C'est lors d'un séjour chez ce frère, qu'il se rend compte de la portée de ce roman de résistance. Une nuit, il entend des Junkers fomenter l'assassinat du Führer dont ils pressentent que ce dernier va conduire la nation à sa perte.
Mais à quoi bon risquer des actes qui ne feront que couper la tête de l'hydre - aussitôt remplacée par une autre - ? Seule échappatoire à l'adversité admirablement décrit dans ce roman : l'exil intérieur. « Alors que dans le pays, le crime prospérait comme le réseau des moisissures sur le bois pourri, nous nous absorbions de plus en plus profondément dans le mystère des fleurs, et leurs calices nous semblaient plus grands, plus radieux que jamais. » La Marina est un paradis idyllique, mais l'ombre du Grand Forestier, transposition à peine voilée d'Adolf Hitler, s'agrandit de jour en jour…

Suspecté, Jünger reste en retrait pendant la seconde guerre mondiale. C'est grâce à sa notoriété de héros de la Première Guerre mondiale qu'il échappe à la persécution, même si sa maison sera perquisitionnée. L'horreur des tranchées, les poumons perforés par des balles, auront eu raison de sa fougue guerrière de 14. Il frôle plusieurs fois la mort, comme ce jour où une balle transperce son Stahlhelm.

Quand vitupèrent les va-t-en-guerre, il se réfugie dans la lecture de la Bible, recherche son authorschaft dans la contemplation des fleurs et des insectes quand d'autres, comme Louis-Ferdinand Céline, s'enferment dans l'antisémitisme.
Mobilisé en 1940, c'est en esthète qu'il passera les années d'occupation à Paris. Il fréquente les salons littéraires, côtoie Picasso, Drieu, Gide, rencontre Céline. Mais au fond de lui, c'est l'exil.

1942. Il est missionné dans le Caucase où règne la terreur. À Kiev, il assiste à la déroute piteuse des troupes allemandes refluant du front russe. Dans un train, il est témoin d'une conversation : « La SS se livre à des exécutions de masse sur les populations occupées et les juifs. » Il est alors pris de dégoût pour l'uniforme dont il avait jadis tant admiré l'éclat.

Désormais, les seules médailles qu'il exhibe, ce sont les insectes qu'il collectionne, lesquels, dans l'adversité, deviennent des sortes de refuge. L'élytre de la cicindèle qu'il prend tend de soin à décrire, métaphorise sans doute pour lui l'ermitage protecteur des Falaises de Marbre. « Le chercheur, devant qui surgit une plante infime ou un animal, se sent envahi par un grand bonheur, comme si la nature venait de l'enrichir d'un don précieux. »

Grand témoin du Vingtième siècle, entomologiste reconnu, précurseur de l'Écologie et poète, Ernst Jünger comprend que la corruption de la nature va de pair avec celle des âmes. Mais pour un temps encore, le sommet des Falaises de marbre n'est pas encore dévoré par la propagande du Grand Forestier. C'est cette ligne de crête merveilleuse que Ernst Jünger nous invite à suivre afin de demeurer souverain dans l'adversité, c'est-à-dire vivant.


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