Fabrice Hadjadj : Durer ou donner ?
Livres Mauvaise Nouvelle https://www.mauvaisenouvelle.fr 600 300 https://www.mauvaisenouvelle.fr/img/logo.pngFabrice Hadjadj : Durer ou donner ?
Fabrice Hadjadj est philosophe. Musicien et écrivain, ce dernier surprend par son parcours atypique : anarchiste durant son adolescence, il se convertit au catholicisme à la suite d’un drame personnel. Dans son dernier ouvrage, Ecologie tragique (Mame, 2024), l’essayiste défend une écologie adossée à l’espérance christique : dans un monde qui s’effondre, les lendemains déchantent et seule la grâce peut nous exhausser. Un ouvrage décapant.
D’emblée, il s’agit pour l’auteur de tirer la sonnette d’alarme : si nous regardons dans le rétroviseur historique, les effondrements de l’Antiquité nous semblent bien dérisoires contrairement à la menace de l’extinction pesant sur notre espèce en raison de la dévastation en cours. Descendants des Lumières, nous ressentons une forme de nostalgie pour l’ère médiévale. Cependant, nous ne pouvons nous dérober. L’épreuve est présente, nous nous devons d’être à la hauteur de la catastrophe à venir : « Le monde est ébranlé, le vieil homme est déraciné, la chair est pressurée - eh bien que l’esprit s’écoule ! » (Augustin, Sermon CCXCXVI, 6).
Tout d’abord, il s’agit de définir « l’écologie » avec acribie : plus personne ne peut ignorer un tel mot. Les labels « bio », « durable », « bilan CO2 neutre » ne sont pas susceptibles d’échapper au consom’acteur moyen. La question centrale est donc « quelle écologie ? ». Lorsque nous souhaitons « protéger » l’environnement, nous comprenons qu’il s’agit d’une acception utilitaire et techniciste menant inévitablement aux espaces verts ainsi qu’aux feux verts. A la différence des animaux, les hommes ont en charge la Nature pour des raisons qui ne sont pas d’ordre utilitariste : dès la philosophie grecque, il s’agit pour les penseurs de comprendre l’harmonie qui sous-tend le cosmos bien ordonné. Au sein du monde latin, le mundus renvoie à la parure des femmes, ce dont rend compte le mot « cosmétique ».
Également, Fabrice Hadjadj met en avant la force génésique de la physis : poétesse, elle engendre des formes, ce que l’esprit moderne tend parfois à occulter au profit d’une vision rabougrie de la Nature. Stock de matériaux et d’énergies dans lequel nous pourrions puiser à l’envie, cette dernière se réduirait à un ensemble de moyens utilisés dans le but d’améliorer progressivement la condition humaine, notamment en apportant un confort matériel inconnu de nos ancêtres. Cependant, un problème apparaît qui n’existait pas auparavant, à savoir l’imminence de l’extinction de l’espèce humaine, ainsi que le désordre progressif instauré par les structures physiques de l’Univers lui-même. Loin de l’idéalisation de la nature paisible, Hadjadj nous rappelle qu’elle peut aussi s’apparenter à une mauvaise mère raffinant ses tortures : ainsi, le marquis de Sade, par son anthropologie athée, nous recommandait de jouir sans cesse et sans finalité, dans le sens sexuel du terme, puisque le réel ne poursuit pas de but hormis créer des choses et les réduire au néant.
En outre, la question de l’écologie a trait au problème de la conservation de soi : à quoi bon se perpétuer quand nous savons que la race humaine est périssable, ainsi que les structures du Tout qui nous enserrent ? A cette question, deux réponses s’offrent, nous devons durer ou bien donner. L’idéalisation de la conservation qui plaît à nos sociétés occidentales acquises au bien-être frise à l’absurde : en protégeant trop la vie, nous l’étouffons, pétrifiés par le regard de la Gorgone. L’Evangile nous le rappelle : « Qui cherche à épargner son âme la perdra, qui la perd la vivifiera » (Lc 17,33). Il s’agit plutôt de se dépenser : rejeter le sacrifice revient toujours, en dernière instance, à souscrire à la logique du suicide. Plus que cela, valoriser la persévérance en son être en soi demeure le signe d’une ontologie bourgeoise ; nous avons beau être de gauche, nous favorisons l’épargne et la lésine tout en craignant la dépense mais aussi la pauvreté. Si la finalité du vivant avait été la conservation, il aurait mieux fallu en rester au minéral : ce dernier symbolise parfaitement la stagnation qui ne s’accompagne ni de douleur ni de plaisir.
En somme, la vie humaine n’a de sens que lorsqu’elle s’ouvre, souffre, et s’offre : elle peut être assimilée, non à « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » (Bichat), mais à une logique d’ « exposition » dans les deux sens du terme. Cette dernière réside tout à la fois dans la mise en scène et la mise en péril. Inspiré par le zoologue Adolphe Portmann, Hadjadj voit dans la forme animale plus que de la simple conservation : ainsi, l’oiseau ne chante pas dans le but de survivre, mais il survit afin de chanter, plus généralement il chante pour maintenir la distinction de son espèce sur la Terre. Ici, le terme « distinction » indique tout autant la différenciation que l’élégance.
Attardons-nous maintenant sur les ambivalences de la Nature évoquées par l’auteur et masquées à dessein par certains de nos contemporains.
Le désert croît
La Nature est tout à la fois marâtre et mère, monstre et merveille. Alfred de Vigny, poète romantique, écrivait à ce sujet : « Ne me laisse jamais seul avec la Nature / Car je la connais trop et elle me fait peur » (« La maison du berger »). La monstruosité et la merveille fonctionnent en couple, selon un cycle tout à fait « naturel ». Cependant, le terme de « nature », dont l’origine renvoie au fait de naître (nascere), indique que la mère l’emporte toujours, in fine, sur la marâtre : la vie triomphe toujours de la violence. L’imminence de la catastrophe et la caducité des structures de l’Univers annoncent une fin assurée de l’entreprise humaine : la question n’est donc plus la mort mais bien la vie. Fabrice Hadjadj s’interroge : « A quoi bon cette parenthèse lumineuse et parlante dans le chuintement général de la nuit ? ». A cela, il existe deux réponses possibles : l’absurdité ou l’offrande, et c’est dans ce questionnement répété à chaque naissance que se joue le mystère de l’existence humaine.
Examinant le mythe d’Œdipe, le philosophe en tire trois moralités possibles : la première consiste à énoncer que celui qui sait ce qu’est l’Homme ignore qui il est, nous avons beau circonscrire la place de l’Homme en tant qu’objet, nous avons beaucoup de peine à le définir comme sujet. Ensuite, le ravage de Thèbes par la peste fait signe : lorsque nous mettons mère Nature au pas, elle se déchaîne ; la paix artificielle amène immanquablement la « déesse incendiaire » évoquée par Sophocle. Difficile de ne pas voir ici que le fameux « progrès », dont on nous dit qu’on ne l’arrête pas, nous mène au précipice. Produire un monde confortable à l’aide du pillage de l’environnement revient à déchaîner la Nature contre nous, pauvres humains. Troisièmement, la peste est aussi un symptôme du nihilisme qui accable l’Occident consumériste : l’opulence extérieure se conjugue à la misère intérieure, celle de l’Homme sans Dieu dont parlait Pascal. Montrant le roi nu, la pandémie fait remonter à la surface la pourriture de son royaume en toc. Dans Reprise du donné (PUF, 2016), le philosophe Jean-Luc Marion s’évertue à démontrer que le solutionnisme contemporain au mystère de la vie le rappelle sous forme de Némésis : l’âme se voit réifiée en avatars numériques, le monde croule sous les immondices, tandis que Dieu se voit ravalé au rang d’idole ombrageuse.
A la lisière de son pontificat, Benoît XVI écrivait que la destruction extérieure s’accompagnait de la dévastation intérieure : « Les déserts extérieurs se multiplient dans notre monde, parce que les déserts intérieurs sont devenus très grands » (2005). En effet, la logique de préservation contemporaine, la suppression du tragique, cherche à reproduire un Eden de synthèse : les hommes deviendraient immortels, ils auraient la science infuse et ne seraient pas soumis à la douleur. Se divertissant à mort, le spectateur contemporain cherche dans la société de consommation un cache-misère jusqu’à son décès, il n’accède pas à l’abîme que son cœur recèle, pouvant le mener à la « déchirure verticale » dont parle Fabrice Hadjadj, nous ouvrant à la transcendance divine.
A l’encontre de cette Nature de synthèse apprivoisée, à l’image de celle présente sur nos fonds d’écran, le philosophe nous rappelle une kyrielle d’exemples de la cruauté du règne animal : l’instinct admet le désordre. En effet, le dauphin affectionné pour sa niaiserie putative peut se livrer au viol collectif, idem pour le manchot Adélie et certains canards, ce que révèle le scientifique Loïc Bollache (Quand les animaux font la guerre, 2023). Quant à la sexualité humaine, elle implique aussi une forme de gêne : entre l’apparition du premier instinct sexuel et la réalisation de ce dernier, il existe un malaise palpable chez le jeune homme nommé « dysharmonie » par le scientifique britannique Julian Huxley. Contre cette brutalité naturelle, le projet techno-scientifique cherche à résorber artificiellement cette dysharmonie, ce qui mène paradoxalement à de nouveaux problèmes contre lesquels nous achoppons. En somme, Hadjadj nous enjoint à accepter la vie dans toute son incertitude ; en cela, il réhabilite le tragique contre une morale liée à une techno-science souhaitant résoudre la condition humaine : il s’agit d’adopter l’impératif catégorique énoncé par Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité ; nous devons préserver les conditions de possibilité d’une vie humaine sur Terre avec toutes ses faiblesses et ses grandeurs conjuguée à une liberté insondable.
A présent, étudions l’eschatologie intégrale proposée par l’auteur.
Sans effusion de sang, il n’est pas de pardon
Afin de conclure son propos, Fabrice Hadjadj s’en réfère à la corrida, dont il décrit minutieusement les étapes. La trouvant tout à la fois « irrésistible et indéfendable », il en fait le repoussoir des modernes que sont les transhumanistes, les animalistes, les fondamentalistes et les bobos : ces adeptes d’une morale anti-tragique simplifient le réel, et cherchent à nous éloigner des tribulations inhérentes à notre existence. Dans une perspective chrétienne, la Création est blessée mais aussi graciée : en acceptant la blessure, la grâce peut s’infiltrer à travers elle. Ne déniant pas le Mal en nous, le christianisme contient la cruauté mais ne la supprime pas : ainsi, la corrida fait entrer cette dernière dans le « temple » ; ce terme provient d’ailleurs de l’espagnol templar qui renvoie tout à la fois au fait de « calmer le jeu », de « tremper » une lame, et d’ « accorder » un instrument. Au « memento mori » que l’on soufflait naguère aux soldats romains revenus victorieux d’une bataille, il est bon d’ajouter « memento belli » : le plus pacifiste d’entre nous ne peut conjurer le caractère brutal de sa condition. Difficile de ne pas évoquer la célèbre sentence de Pascal : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais » (Pensées). En effet, la tauromachie assume une part de rudesse, le taureau se doit d’être bravo, ce qui veut dire « sauvage ».
C’est aussi le dernier cas d’élevage extensif et intensif. Le biotope reste mieux préservé que dans un parc naturel. Dans un enclos, nommé pardès, les bêtes sont paradoxalement libres : faisant référence au paradis, le pardès renvoie au jardin clôturé (hortus conclusus). Si nous interdisons la corrida, les promoteurs immobiliers se feront une joie de bétonner les étendues d’herbes grasses où se trouvent les bestioles : ce sera au tour du client d’être saigné. Cependant, le philosophe ne se fait pas d’illusion, il reconnaît que la tauromachie est violente, mais il ne faut pas oublier cette sentence espagnole : « La violencia está en mi corazon ». En effet, il est trop facile de verser dans le bon sentiment en occultant que la vie dans ce monde réside dans une harmonie qui ne nous épargne pas l’agonie : la communion ne peut se faire sans contradiction. Enfin, l’auteur nous propose une eschatologie intégrale. Face à l’imminence de la fin des temps, il s’agit de faire coïncider le récit scientifique du cosmos avec ce que nous enseigne la Bible. Engagé dans une lente danse de destruction, les galaxies vont être anéanties sur quelques milliards d’années, ce que nous révèle le télescope Hubble. En attendant, nous nous tenons sur cette Terre, dans cette Nature, permettant l’interdépendance de chaque niveau de la Création régie par une Providence. Une vie individuelle, aussi brève soit elle, est une « mission ». Dans cette lutte universelle où nous prenons part, la gratuité de la vie aboutit sur une mort augurant une résurrection. Louange dans un conflit perpétuel, la vie s’apparente à un immense champ de batailles sur lequel les anges et les démons guerroient dans une lutte sans merci ; où l’injure maudissant l’existence est toujours dépassée par un Amen.
Précis et percutant, Ecologie tragique disserte au sujet de la question urgente de la vie humaine dont nous savons qu’elle est condamnée à l’avance par la destruction de la Nature et par celle des structures physiques de l’Univers. Contre une existence absurde à préserver coûte que coûte, il nous faut consentir à nous sacrifier dans la perspective de la transcendance chrétienne, à nous donner plutôt qu’à durer. Filant la métaphore de la corrida, Hadjadj voit dans l’existence une lutte où nous sommes forcément blessés. Or, dans cette plaie béante, la grâce est susceptible de passer. Au moment où l’effondrement du progressisme ouvre la voie au nihilisme, lire cet ouvrage est salvateur, et pour ceux qui y croient, salvifique.