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François Cheng et le Poverello d'Assise

François Cheng et le Poverello d'Assise

Par  

Une rencontre entre un poète de la peinture et des mots et un saint.

Un livre n'a pas besoin d'être long pour vous marquer, pour vous frapper, pour vous toucher profondément… Il y a des vertus aussi à relire un tel livre. Et quand ce livre est celui d’un poète et d’un peintre pour retrouver la lumière d’un lieu et l’éclair d’un saint, cette touche profonde devient évidence, se confirmant à chaque lecture. Ce livre que je retrouve, et que je reprends, avec joie et bénéfice moral, c’est un essai très court, titré simplement : Assise, une rencontre inattendue, chez Albin Michel, oui, c'est lui qui retient à nouveau mon attention. Un livre bref, mais pas sec, à peine plus d’une soixantaine de pages, voilà l'offrande à main nue que nous tend François Cheng, exilé de Chine en 1949 et devenu un grand poète, et un Académicien français au sens valable de cette dignité.

Il a déjà une œuvre abondante à ses côtés, cet écrivain qui rencontra François d’Assise, à Assise justement en 1961. Il avait trente-deux ans, et vivait en France depuis douze années… Ce choc avec le saint médiéval majeur, Cheng, le devra un peu au hasard, mélangeant l’invitation d’amis à voyager, le charme du soleil italien. Par le vœu de confronter la vie et la vérité des êtres, qui sont moins sèches que les idées. Il avait, sans doute, un souci confus, une pointe de curiosité pour le Poverello… Chinois, pas encore devenu un Français de plein choix, ni François, comment le poète et peintre Cheng a-t-il donc perçu son fait, tout ce qui n’est pas un fait-divers d’Assise ? Il l’exprime très bien, avec élégance et pudeur.

Le choc du lieu fut essentiel. Cheng était un jeune homme de trente-deux ans donc, et assez tourmenté, notamment parce qu’il vivait consciemment comme un exilé, un homme pétri par les traditions chinoises, des traditions qui donnent au lieu, un rôle et une importance considérables. Il vivait avec le sentiment d’un exil irréparable, irrémédiable, qui le privait définitivement de la Chine sans lui apporter l’assurance d’un lieu autre où il pourrait vivre. Ce lieu consolateur, ce lieu essentiel, choc physique et moral dans le même temps, dans la confrontation d’un même espace, il le trouva, il en sentit le choc en rencontrant Assise et François, en mettant ses pas dans ceux de celui que je puis qualifier comme étant : François le Vrai.

Plusieurs séjours ont pu bellement suivre celui de 1961. Mais le choc initial avec les lieux et l’esprit d’Assise eut une influence décisive sur Cheng, qui emprunta, lors de sa nationalisation française, au saint d’Assise son prénom. Ce qui en dit déjà long… Il qualifie François d’Assise de « Grand Vivant », pourquoi ? Il évoque aussi le « frère universel », appellation plus classique ; mais ce mot de : « Grand Vivant » s’impose effectivement avec une belle force, avec énergie dans ces pages de François Cheng. Avec délicatesse et tendresse aussi. Pour François Cheng, le frère d’Assise montre, comme les autres saints, de quoi est capable l’esprit humain au service du bien, mais en prenant aussi en compte la totalité de la vie, sa joie, sa lumière, et son poids tragique. Il y a là une forme d’enthousiasme, d’exaltation. Ce qui, pour l’auteur, donne au Poverello sa pleine dimension, celle qui a aussi changé le sens de la vie de Cheng lui-même, c’est qu’il s’est mis entièrement au service de la leçon du Christ. Et de sa part la plus difficile : prendre avec soi-même les épreuves et les fautes du monde. La vie est donc chez le Poverello, aux yeux du poète franco-chinois, une aventure consciente totale, courageuse, rude mais vécue en refusant la morosité… Et le choc d’Assise, la rencontre avec le saint, ce fut la certitude que la vie est toujours à construire, qu’elle n’est pas figée, ni jamais fixée…

François Cheng fut frappé par l’éclat de cette vie dans sa jeunesse, et le grand âge venu, cette rencontre n’a pas été diminuée : son spectre, sa dimension, en mot d'accomplissement. Son importance est allée en fait en s’élargissant.

L’homme, le peintre et le poète, les facettes si nuancées de François Cheng, donc, affirment comme dans un parfait ensemble musicien et accordé que François d’Assise a changé la couleur du monde occidental, notamment par la poésie splendide de son Cantique des créatures. Ce chant d’amour de la nature n’est pas une illusion béate, c’est une révolution, dans un siècle noir, rongé par la guerre et la peste, un siècle qui voyait la nature comme un monde de déception, de cruauté, de déchéance. La révolution naturelle, la ferveur de François d’Assise envers le monde qui l’entourait préfigure les changements de la Renaissance. Et Dante, dans sa Divine Comédie est profondément conscient qu’avec le Poverello « un soleil nous est né »!

Était-il pour autant naïf, François d’Assise ? En fait, par anachronisme ou par incapacité de compréhension de l’époque de François d’Assise, on l’a souvent sinon toujours depuis sa vie et sa mort exemplaires, cantonné dans une suite d’images d’Assise ou de Ravenne, pour ne pas dire d’Épinal… Mais sans bien lire non plus la magie précise et sainte des images peintes en question. Notre époque ne touche ni ne regarde bien ce qu'elle voit des yeux comme de la main. Le fameux Poverello, naïf ? Non… Ce n’était pas, selon une autre expression, souvent répétée sinon définie par Jean d'Ormesson, un « ravi de la crèche » (crèches fécondes et de haut signe, dont il fut le créateur et que notre époque sans mémoire lui doit). Ni un baba cool de la foi. Son fameux cantique, il l’écrit dans la souffrance de ses dernières années, au plus rude moment de la maladie qui l’emportera. Sa lumière, sa confiance dans la vie, coïncide et vient de sa volonté de pauvreté totale, tant matérielle que de toute forme de répugnance. Dépouillement et épure absolus. Qui lui donnent une force fabuleusement touchante et efficace. Cette force, dépouillée de tout, lui permet donc de tout affronter : les malades qu’il soigne, les brigands, les bêtes, comme le loup de Gubbio par exemple. François d’Assise offre l’exemple d’épreuves subies avec toujours pourtant l’affirmation de la joie complète et du don total de soi.

Restant attaché par naturel bien vif à la tradition chinoise, à ses mérites picturaux comme à ses mots, François Cheng est-il pour autant l’auteur d’un essai qui veut convertir au christianisme ? Certes, il est touché, plus qu’effleuré par la grâce du profond mais aussi du visible mystère du Poverello, et il demeure habité lui-même par la Chine, dont il connaît le passé et les malheurs, et la grandeur en partie effacée mais non pas reniée par lui, l’exilé et le reconstruit – une Chine perdue, mais par la connaissance intime de laquelle il pouvait peut-être déjà voir dans le Bouddha un équivalent, un prédécesseur du Christ miséricordieux. Mais François Cheng entre sa jeunesse et son moment factuel et ce qui reste l'actuel de ce livre-là, se revendique-t-il en chrétien ? Je n’en suis pas sûr au sens vague ou bien, tellement flottant de notre tempo contemporain aux étroitesses aussi d'Europe amère, de notre temps sans soleil éclatant ni profond, et surtout, si l’on considère cette revendication, cette appartenance possible, cette potentielle adhésion comme un choix complet et net, soit : un arrêt, une action, une pensée absolue, entière et ferme et décisive. Je n’en suis pas sûr non plus, donc au sens plein, même si l’on considère que le christianisme est claire tradition autant que mouvement, envol et essor, même toujours, ou aussi bien, si le catholicisme est aussi traditionnellement et solidement encore une forme de mise à l’ancre, de modeste mais très assumé racinement lequel, cependant n’est pas un immobilisme, je n'en suis pas sûr pour Cheng, même si c'est aussi chez lui un vrai salut et si justement et avec sincérité éclatante, c’est le doux mouvement de la petite barque de François auquel le poète ébloui répond depuis 1961, et d'abord, par son prénom choisi.

Barque, oui, universelle et ecclésiale, barque à voile fragile, petite embarcation tenant dans les tempêtes, barque et navicelle et très chère aux Corses. Ceux-là, à bonne mémoire rêveuse qui crée aussi des mondes depuis les signaux de leurs fragments d’îles dans les yeux. Corses, dont je suis, du reste… Mais il est incontestable, cependant, qu’avec sa finesse issue d’Asie et son délié de style et de ton français de pleine tradition, le jeune Cheng est tombé en admiration sensible, avec une forme d'ivresse heureuse, devant le Poverello.

Ainsi François Cheng s'est jeté, s'est animé; il est demeuré et resté dans cette native admiration fervente, il s'y est inscrit en entier par son art juvénile et si durable du poème, par l’éclat tranquille, enfin, par le délié patient ou vif du mouvement du peintre toujours agissant et toujours spirituel (au sens où Poussin l’est dans ses paysages), du poète et peintre-ailé, et levé dans son élan, placé dans son souci, dans sa morale et dans la netteté de sa tenue précise et subtile, avec son geste jamais figé et par sa parole adoucie mais claire, il est limpide donc, que François Cheng ne cesse pas, depuis 1961, d’avancer vers le Dieu des frères chrétiens.

Ce serait une comparaison à faire entre Cheng le jeune homme qui aurait vu l’équivalent du Christ dans un coin d’Italie et la représentation de bien des peintres de la vue brouillée des témoins en partie manqués d’Emmaüs. Et que pour lui Assise fut un Emmaüs de l'évidence. Et François le saint, une réalité, un jumeau prolongé probablement du Christ lui-même… Car Cheng voit peut-être plus immédiatement que les premiers chrétiens…

François Cheng à Assise a su ouvrir ses yeux sur le Poverello, dignement, comme un compagnon de foi. Comme s’il avait marché avec un Christ revenu dans le regard de François d’Assise, comme si le jeune François Cheng n’avait depuis pas cessé de cheminer avec franchise au contact de la présence divine et de ses multiples formes et incarnations. En naviguant en somme à terre, et cela même sous un autre Ciel que celui des témoins immédiats du Christ aux lendemains de sa mort.

Catholique ou chrétien revendiqué ou affirmé, ou non, François Cheng a vécu et accompli un choix. Sans doute, il le vit encore. Les pieds dans l'herbe et le sillon. C'est un beau chemin terrestre, allant plus haut et au-loin, et bien transmis aux autres, à tous avec un bel art doux ! La rencontre de 1961, incarnée ou assumée par le choix de son prénom français en 1971, a été pour Cheng une affaire capitale, et dont les ondes et les effets se poursuivent toujours, je crois bien.

Quant au Poverello, c’est en cela que l’essai bref qu’il lui consacre est et surtout reste : remarquable. C’est le récit simple, émerveillé d’une rencontre initiatique ; Cheng souligne l’intérêt de Goethe, de Chateaubriand, de beaucoup d’autres pour Assise et son saint essentiel. Cette rencontre a fait sa conquête, fraternellement, cela ne fait pas de doute. Et c’est le poète qu’est François Cheng qui a été aussi séduit par la pauvreté du saint, une pauvreté qui permet d’être poète, pauvreté intérieure qui ouvre à l’expérience mystique de la poésie… Et qui permet aussi avec le frère universel, avec le si beau et simple, avec le « Grand Vivant d’Assise », de vivre une vieillesse dépourvue d’amertume. De peintre de la modestie et de la Beauté construite, en dépit des ruines apparentes du monde.

Avec détachement et confiance, en confidence étroite et presque secrète, la leçon de François Cheng, exprimée avec brièveté mais sans sécheresse, est tout de même très belle. Et il faut la découvrir sans hésiter. Pour la lire, y entrer et la vivre ! Dans le soleil éclatant du grave et doux regard ouvert de François d’Assise, saint et poète, un être total et redécouvert par un jeune esprit libre, en 1961. Un jeune esprit libre venu de si loin pour nous rejoindre si sincèrement, dans tant d’éclairs et d’éclats de beauté ! Salut respectueux à François Cheng, bon cadet resté fidèle serviteur et médium honnête du Poverello. François Cheng, avec lui, nous invite à visiter le jardin des âmes, mais à rester encore autant qu'il le faut dans celui des vivants. Des grands vivants, ceux qu'il connaît de bien longtemps…


Et Cheng se découvrit une âme
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D’où parles-tu François ?
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Sarah, le lumineux Cardinal
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