Jaroslav et Djamila, un cri contre la barbarie
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Jaroslav et Djamila, le roman de Sarah Vajda, ou deux prénoms qui fleurent bon l’histoire d’amour que l’on pressent d’emblée difficile en espérant qu’elle ne fut impossible. La beauté slave d’un côté, sculptée et musculeuse chez l’homme travailleur, besogneux et courageux, venu des lointaines contrées ukrainiennes. Cet endroit du monde où la mystique, devenue étrangère au monde occidental, s’écrit dans les volutes d’encens échappées d’un encensoir orthodoxe, ou se vit encore au doux contact des neiges immaculées, dans ces steppes immenses aux secrets immuables. Une mystique immémoriale qui transcende la froide architecture de bâtiments érigés sous l’ère soviétique. De l’autre, le prénom Djamila a la puissance évocatrice d’un charme féminin mystérieux, indéfinissable, caché, venu de loin, des confins d’Afrique du Nord et du Moyen Orient, pétri d’art mauresque, façonné par les vents du désert, chargé d’odeurs d’étals et d’épices de marchés populaires. Un prénom qui renvoie aussi à ces banlieues françaises où la femme se soumet à la loi islamique misogyne et liberticide, à ce projet politique sur elle, contre elle, visant à la faire disparaître au monde.
Deux univers profondément singuliers qui ne se rencontreront que de façon fugace car leurs cultures sont par trop éloignées, leurs traditions par trop dissemblables, leurs libertés par trop chimériques. Dans leur face à face furtif, l’intensité des instants glanés à l’éternité sera celle d’un big-bang.
« Djamila sommeillait ; hors caste, elle vivait comme une vieillarde » suite à l’inhumain retour au bled infligé par son père, après la mort de sa mère, « enterrée vive, au seuil de l’âge nubile. Morte avant même d’avoir vécu, aimé. Précipitée des étoiles au tombeau, comme une jeune veuve hindoue. Martyre de son sexe, maudite, en douceur et pour son bien, rééduquée ». Et pourtant, Djamila fut cet éclair foudroyant dans la nuit obscure de Jaroslav, cette « jeune fille, avec ses longs cheveux indomptés, son col et sa pâleur de cygne et le rose de sa bouche, sanglant comme l’éclat de la grenade, le velouté de sa peau comme la texture de la pomme, qui demeurait, en dépit de tant de malheurs, une fille d’Aphrodite céleste et marine ».
Jaroslav, exilé pour le travail, « déteste le système capitaliste et les nantis, côtoyés au hasard des chantiers, qui l’écœurent, avec leur certitude aristocratique, leur fausse humilité, leur gentillesse compatissante, leur feinte charité, car chez les heureux du monde, il devine la ruse et l’égoïsme qui les a menés au sommet ». Tandis que son épouse Svetlana, pour tromper son ennui, verse dans l’exercice préféré des occidentaux gavés de mensonges et faux-semblants, à savoir l’adultère : « elle n’aura poursuivi l’affaire que dans le but d’ennuyer son mari, l’escagasser, comme une adolescente, son père. L’adultère n’est qu’un art de la fugue continué contre les vagues et les marées du temps, un excès d’irréalisme attardé, un refus du hic et nunc, un violent désir de roman que l’on sait illisible et qui très doucement vous emporte vers le chagrin ».
Le choc se produit dans l’improbable rencontre. Passion et amour n’ont pas de mesure ni de limites, moins encore de rationalité. Le séisme est brutal, profond, puissant : « malgré elle, malgré lui, ils se virent, pâlirent et rougirent, un trouble monta dans deux âmes éperdues, ils sentirent leurs corps et transir et brûler, éradiquant tout souvenir, toute trace, toute condition de possibilité d’autre lien légitime, légal, faisant de leur psyché et de leur corps, pour longtemps, peut-être pour jamais, un vaste champ de bataille, à moins qu’il ne s’agisse d’une large salle de bal où effroi et plénitude, terreur et foi s’affrontaient en un geste contradictoire et pourtant symétrique. Il vit ses yeux, devina son âme, fut pris ». L’irréversible a surgi, le cours des choses a été transformé, leurs âmes marquées pour l’éternité.
Sarah Vajda pousse un cri « de profundis » contre la barbarie et fait de l’amour majuscule l’épicentre de ce qu’il y a de plus sacré, de plus intime et de plus nécessaire à l’homme. Elle affirme dans ce roman que la singularité est un principe ontologique majeur, c’est pourquoi elle dénonce avec force la modernité et sa tentation universaliste : « mon histoire est singulière. Toutes les histoires. Le crime capital de la modernité –pour cause de grand nombre, sept milliards de voix saturent le silence- aura été d’emmurer chaque tribu dans ses rites. Les gaulois, les muslim, les renois, les feujs, les gays, les… les… les … Je hais les pluriels dont on fait les charniers. Charniers d’âmes ou de corps. Le langage des publicitaires nous aura tous rattrapés et la crise d’adolescence et de sénescence ».
Heureuse tentative dans cette sublime histoire d’amour de réhabiliter l’homme dans une époque qui a décidé de le faire disparaître.