La sélection des intelligences
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Agrégé de philosophie et énarque, Thomas Viain publie un livre intitulé La sélection des intelligences dans lequel il s’interroge sur la sécession des blocs populaires d’avec les blocs élitaires. Pour le dire comme le géographe Christophe Guilluy, il cherche à comprendre pourquoi « la France périphérique » scrute avec une défiance toujours accrue les élites de « la France d’en-haut ».
Selon la thèse de l’auteur, la cause de nos déboires franco-français est à trouver dans l’enseignement proposé par le système scolaire qui forme les esprits à des blocs de connaissance compartimentés et n’investit pas sur l’élaboration d’une pensée verticale. Les ruminations si nécessaires à la maturation de l’intelligence y sont inexistantes et la recherche des vérités supérieures est jugée par trop suspecte. L’enseignement fabrique ainsi une horizontalité s’appuyant sur les idéologies de l’égalitarisme et du relativisme qu’il promeut. Tous, doués et moins doués, étant logés à la même enseigne, « les sachants n’ont rien de plus profond à nous dire sur le monde que tout un chacun. L’éducation savante ne leur a pas permis de mieux enchâsser de grandes représentations générales. Elle a simplement augmenté leur capacité à circuler horizontalement, mais pas à remonter lentement et avec méthode des idées aux principes. » ; « des bouts de Tocqueville, Kant ou Arendt se percutent sur une surface plane, sont jetés pêle-mêle dans une copie pour « avoir un avis » sur des questions dont aucun présupposé moral, épistémologique, anthropologique ou métaphysique n’a été examiné de manière ordonnée et hiérarchisée. J’ai été particulièrement marqué, durant ma brève carrière de professeur de philosophie par un phénomène dont mes collègues n’ont jamais pris la mesure. J’avais des élèves, posant des questions pertinentes et qui, lors du passage à la dissertation, tenaient des propos absurdes, enfantins ou incohérents, qu’ils n’auraient jamais tenus à l’oral. »
La forme d’intelligence prisée par l’éducation nationale consiste à allier érudition -pour les études supérieures-, esprit critique, mise en perspective des arguments et des auteurs, « pour finir par pouvoir discuter savamment de n’importe quel sujet, en mettant tout en réseau, dans une mosaïque de bonnes raisons et d’objections, où chaque chose vient trouver sa place bien pondérée. Signe de notre modernité, on constate chez l’élite une façon très plate et uniforme d’argumenter, qui s’éloigne toujours davantage de l’héritage de la pensée grecque qui nous apprenait à articuler nos représentations de manière hiérarchisée. » Cette intelligence se manifeste dans le fameux « en même-temps » macronien si caractéristique de ce rapport agile et horizontal au monde : « D’un côté il y a une élite de plus en plus polyvalente, « poly-expérientielle », à l’aise dans un univers sans reliefs, ne s’encombrant pas de la lente sédimentation des couches de connaissances qui se sont déposées dans la mémoire des peuples, et d’un autre côté des classes moins diplômées, avec lesquelles l’écart se creuse, et qui sont déstabilisées par cette aisance dans le maniement des images et des concepts. »
Notre époque voue une dévotion sans limites à ce qui brille, ce qui ergote, ce qui raisonne, l’essentiel y étant exclusivement visible pour les yeux ; Saint-Exupéry qui pensait l’essentiel invisible au regard se retourne sans doute dans sa tombe. Là où nous pointons de longue date une déverticalisation et une désacralisation de l’homme, Thomas Viain ne croit pas « à ce lieu commun d’une modernité qui aurait prétendument impliqué la fin des grandes transcendances ou du sacré. » Les grandes transcendances auraient muté vers d’autres formes de sacralités : « Certes, on entend peut-être moins parler d’histoire de France, de peuple français, d’héroïsme, de batailles. Mais ces discours ont été remplacés par des panégyriques émus sur la France plurielle, le partage des cultures, le vivre ensemble, le visage de l’altérité, toutes ces valeurs fondatrices des démocraties modernes qui revendiquent une autre transcendance que les anciennes, une transcendance dans l’immanence pourrait-on dire. » Et que dire de cette fameuse I.A. dont on nous dit qu’elle est proche d’atteindre la singularité, moment où elle se confondra avec l’intelligence humaine et la dépassera même. L’I.A. transporte dans sa hotte toutes les promesses transhumanistes d’augmentation, de super capacités voire d’immortalité offertes à l’homme. Dans ce mouvement historique qui paraît irrépressible, le transhumaniste militant Laurent Alexandre affirme que l’homme est désormais obsolète ; la machine intelligente, nouvelle figure de divinité, le remplace peu à peu. On pourrait dire ainsi que les anciens dieux des croyances traditionnelles se trouvent dépassés par leurs remplaçants jeunes et modernes.
Pourtant et paradoxalement, le projet moderne fut farouchement hostile à l’intériorité et à l’âme. Il fut conçu comme une refondation autour des deux piliers que sont l’individu et la science : « la modernité consiste à ne plus imposer par en haut une organisation des savoirs. Elle refuse la tradition, la religion, voire même l’obscure métaphysique, qu’elle considère comme des sources de légitimité vagues, incertaines et discréditées, et cherche à repenser la société humaine autour de la figure de l’individu, armé de l’arsenal scientifique. » La modernité se veut capable de circuler naturellement entre les différents degrés du savoir, de manier avec brio les concepts de « radicalité », « laïcité », « liberté, « solidarité », dans un immense réseau de sens. Elle a conçu Internet, gigantesque toile, les algorithmes et la sacro-sainte I.A. A ce moment de notre réflexion, il n’est pas sans bénéfice de nous remémorer la prédiction de Bernanos selon laquelle on ne comprend rien à la société moderne si l’on n’admet pas qu’elle est une conspiration universelle contre toute forme de vie intérieure. Comment mieux dire les choses ?
La déchristianisation engendrée par les Lumières a conduit au relativisme, à l’aplatissement efficace en pratique, mais confus conceptuellement, à « un produit à faible valeur ajoutée » selon l’auteur.
En conclusion, Thomas Viain se projette de façon intéressante sur une sorte de réverticalisation future : « On se demandera bientôt avec stupeur, voyant des robots conversationnels raisonner aussi bien que nos meilleures têtes pensantes, comment nous avons pu former des intelligences horizontales pendant si longtemps. Et le grand sujet de la postmodernité sera celui de la réarticulation, du réenchâssement de nos différents réseaux de représentations. Cela ne signifie nullement que nous partagerons tous une unique manière de réenchâsser les savoirs. Mais la grande question intellectuelle de demain sera celle-là et la confrontation actuelle de savoirs autonomisés nous semblera peut-être relever dans cent ans d’un état précritique de l’humanité et de l’éducation. »
La sélection des intelligences, essai Thomas Viain, ed. L’artilleur, 176 pages, 18€