La Hache crétoise
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« Nous autres, les enfants de la frontière, nous sommes souvent incompréhensibles ; nous ne sommes ni fin de siècle, ni début du nouveau, mais plutôt l’empoignade de deux siècles dans l’âme ; nous sommes la paire de ciseaux entre les deux siècles ; il nous faut prendre par le problème des ciseaux : ni les critères de l’ancien, ni les critères du nouveau ne sont applicables. »
Andréi Biély
Les grandes œuvres exigent de grands intercesseurs. Que nous serait, par exemple, Edgar Poe sans Baudelaire et Mallarmé ? Si la chance nous est offerte, ne fût-ce que par ces quelques notes, d’inciter le lecteur à découvrir les écrits d’Andréi Biély, nous le devons d’abord à Georges Nivat, son admirable traducteur, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic qui furent, dans cette œuvre de divulgation diplomatique, au sens philosophal, les complices de Dominique de Roux, auteur lui-même d’une œuvre frontalière, aurorale, entre l’avant-garde et la Tradition.
Les mots de grand usage nous trahissent, mais loin d’y renoncer ou de céder à la facilité du néologisme, il convient d’y revenir, de s’y heurter, voire de les reforger à notre guise, pour autant que l’écriture s’apparente à une métallurgie, forgerie et alchimie confondues dans la contemplation du minéral en fusion, en attente d’une forme que lui accordera le refroidissement de l’atmosphère. Ainsi en est-il des mots « avant-garde » et « tradition », qui disent tout et son contraire (qui fait également partie du tout) au point de ne plus rien vouloir dire du tout. Ce qui subsiste du sens de ces mots exige, pour être ravivé, ranimé, des œuvres décisives : pas moins, pour le mot de « tradition » que l’œuvre de René Guénon. Quant au mot (composé) « avant-garde », avec le vague ressouvenir d’une audace inquiétante, de quelques bannières guerroyantes emportées par les vent de l’Histoire, cette métaphore militaire appliquée étrangement à quelques mouvements artistiques et littéraires, et qui semble vouloir signifier exactement le contraire du mot « tradition », peut-être est-ce à lire l’œuvre de Biély que nous pourrons lui redonner du sens, non sans être amené à cette découverte étonnante, mais point si neuve , - tant il est vrai que le roulement du tonnerre vient après l’éclair qui nous éblouit : la Tradition et l’Avant-garde tiennent ensemble comme ces cordages dont les marins expérimentés assurent leurs voiles.
Avant-gardiste, précédant d’innombrables escadres étincelantes de soleil et d’écume, et traditionnelle, car initiatique, l’œuvre d’Andréi Biély nous apparaît, à nous qui sommes à quai dans un chaos qui se croit une époque, telle une nef orientée. La littérature russe, comme la littérature portugaise, eut ce privilège d’être à la fois en retard et en avance d’une ou deux décennies sur les modes françaises. Ainsi chez Biély, comme chez Pessoa, le symbolisme et le futurisme furent contemporains l’un de l’autre, suscitant de coruscantes interpolations, des chassés-croisés vertigineux, des synergies étourdissantes entre la nostalgie et la fureur. En un mot : les temps se précipitaient.
La temporalité, dégagée de l’illusion de la linéarité, se cristallisait, révélant des feuilletages, des figures que le hasard ni la nécessité ne pouvaient entièrement expliquer : « palimpseste d’enfance », selon la formule de Georges Nivat, recommencement de l’Ecriture sacrée dans l’écriture recommencée de l’écrivain. « Etrange, je te salue » écrivait Andréi Biély dans sa préface à Kotik Létaïev, et cet « étrange », que l’oraison et le labeur de l’auteur nous rendent peu à peu familier, par un retournement du temps, nous offrant ses secrets archéologiques et géologiques, est à la fois l’étrangeté de la Tradition et l’étrangeté à laquelle doit faire face l’Avant-Garde, c’est-à-dire l’étrangeté d’un autre temps, non plus profane, mais dont le sacré n’est pas encore nommé. « Ce n’est pas, écrit Georges Nivat, l’étrange du film à suspense, ni du récit gothique. C’est l’étrange des grottes, des fissures dans le sol, le brusque anagramme de la nature recomposée devant nous : en descendant dans certaines grottes, nous lisons la superposition des âges. »
Le récit, et nous verrons à quel point Andréi Biély redonne au sens du mot « récit » sa plénitude, son immensité récitative, s’inaugure par une rupture, une volte, un refus : il n’est plus possible, pour Biély, de raconter une vie humaine selon les seules étapes extérieures, selon l’exclusive visibilité externe, qu’elle soit psychologique ou sociologique ; il lui faut aller plus loin ou ailleurs. Les historicités connues, qu’il s’agisse de l’individu ou du collectif, ont fait leur temps. Le réalisme littéraire est mort et avec lui les déterminismes de l’inné et de l’acquis ; une autre langue demande à surgir pour dire la multiplicité des états de l’être et de la conscience à partir de leur racine, autrement dit de l’enfance. La radicalité avant-gardiste sera ainsi, pour Andréi Biély, le principe de la recouvrance métaphysique, traditionnelle, au sens initiatique du terme. Toute initiation est retour à l’enfance, nouveau silence d’avant les mots, à partir duquel inventer un nouveau langage comme on invente des terres et des cieux nouveaux. L’ingénu et le savant, l’extrême virtuosité du style et l’abrupteté de la méthode conjuguent ce dessein grandiose, y ajoutant, par l’amphibologie, la pointe d’ironie indispensable à toute profondeur.
L’ironie, non point le sarcasme, non point la condescendance voltairienne, est précisément cette révélation de la double-nature du réel et du langage. Il n’y a guère à ironiser sur les êtres et les choses, et Andréi Biély moins que n’importe quel « homme de lettres » ne s’adonne à cette facilité, car le monde est déjà et par nature ironique. « Tout vrai commencement est un deuxième moment » écrit Novalis, et lui-même, ce moment, double-fond du commencement, de n’importe quel premier mot écrit sur une première page, et ainsi de suite, à l’infini… L’ironie, chez Biély n’est point de l’ordre de l’abaissement, du dénigrement, mais le principe de la célébration. Le monde dans lequel l’auteur s’avance, en magicien et en prophète, est étrange car polyphonique : il est une chose et en même temps une autre, plus profonde ; des échos se précisent, se répondent, se perdent et le son initial n’était peut-être lui-même qu’un écho. « Kotik Létaiev, écrit Georges Nivat, avance dans la structure immémoriale du dédale que les Dieux ont fait pour lui. Le dédale, le monde, est un rite, un parcours initiatique. Le petit Kotik Létaïev, conduit par des mains non humaines, s’avance vers le naos où il sera initié. » Le récit chemine en nous à mesure que nous cheminons en lui. Une sorte de rêve extraordinairement précis où tous les signes sont intersignes, où les figures du hasard deviennent peu à peu des anagrammes de la Providence, un « par-delà les portes des cornes et d’ivoire », où la fraîcheur couronne de fleurs légères l’ardente lutte contre le langage humain.
Traditionnelle par son approfondissement du sensible et de l’intelligible des Symboles, par le parcours initiatique qui est au principe de ses récits, par l’élévation du sentiment religieux au resplendissement gnostique, l’œuvre de Biély se tient aussi à l’avant-garde d’une rébellion radicale contre cette restriction de l’entendement humain corrélative de l’appauvrissement du langage qui accompagne depuis deux siècles la marche du « progrès ». L’œuvre de Biély opère, sections par sections, à une prodigieuse réactivation des puissances de l’esprit laissées en jachère. Les êtres humains sont à eux-mêmes leurs pires ennemis, non point par leur empressement à courir à leur perte, à s’engager dans des entreprises hasardeuses ou funestes mais par leur consentement à voir, à sentir et à percevoir en-deçà d’eux-mêmes comme s’ils étaient morts ou presque. Les humains disposent, en général, d’un entendement, instrument prodigieux, un stradivarius, dont il use comme d’un tambourin ou d’une tirelire, non sans tenir cet usage comme réglementaire, conforme aux règles du temps ; ce qui les autorise à honnir et persécuter ceux-là, les rares heureux, les « fils de Roi », qui s’aviseraient à en faire un autre usage, ne fût-ce qu’en touchant l’une ou l’autre des cordes, - en s’émerveillant de sa résonance !
L’indigence spirituelle, la médiocrité ne sont pas seulement des accidents, des fatalités, les conséquences de quelque érosion, mais le résultat d’une volonté concertée, d’une rage conséquente. Ce qui existe, ce qui se déploie, ce qui chante, ce qui témoigne des variations chromatiques de la conscience et de l’être, est, pour le Moderne, l’ennemi, et quel magnifique ennemi, dans cette théologie parodique, qu’Andréi Biély, virtuose du Verbe, aventurier et pèlerin des états multiples de l’être ! Le génie de Biély, sa puissance de sagesse et de révolte, tient dans sa phrase, véritable opération de magie synesthésique. La phrase de Biély est le lieu et le moment où « les couleurs, les parfums et les sons se répondent » (Baudelaire), où l’intelligible et le sensible resplendissent en des noces qui, jusqu’alors, n’étaient que pressenties. L’écriture d’Andréi Biély ajoute à l’art d’écrire tel qu’il se pratiquait jusqu’à lui une précipitation vers la couleur, vers « l’oraison des sons purs et des rythmes » (Novalis) qui nous donne à comprendre qu’une nouvelle étape vers la rubescence alchimique vient d’être franchie.
Il existe ainsi, face au « progrès » homaisien, un contre-progrès, qui n’est pas une opposition réactionnaire au progrès mais un aiguisement de forces de résistance à la restriction de l’entendement humain, une résistance, ou mieux encore, une contre-attaque, contre la destruction de l’Ame. Tel est, en effet, le paradoxe, qu’à mesure que s’accomplit la destruction de l’âme, destruction ourdie, systématique, planétaire, se précisent, en même temps, des forces contraires, d’autant plus lumineuses, exaltantes, et artistiquement accomplies, qu’elles se trouvent être plus directement menacées. Face au « progrès » de la marchandise, de la technique, du grégarisme et de la vulgarité, un contre-progrès progresse à même vitesse dans l’invisible, alliant avec une vigueur méconnue jusqu’alors « l’élégance, la science, la violence ». La formule fameuse de Rimbaud, « il faut être résolument moderne », dit ce heurt, ce jaillissement d’étincelles et d’escarbilles rayant la nuit. Etre contre-moderne, c’est être, d’une certaine façon, ultra-moderne, par la recouvrance du plus archaïque, au point d’user des mots comme un chamane, au point de restituer au langage cette originelle puissance d’évocation qui fut celle des premiers voyants, les Rishis, auteurs des premiers hymnes des védas.
Il n’en demeure pas moins qu’aucune considération d’histoire littéraire ne saurait éclairer le sens véritable de l’œuvre d’Andréi Biély ; d’une part, parce que les schémas, fussent-ils aussi « radicaux » que l’on voudra, ne correspondent pas, et qu’il faut résolument, pour faire surgir un bref éclair de pertinence, faire se heurter des notions contradictoires. D’autre part, et plus généralement, parce que l’histoire littéraire, les circonstances sociales et historiques, n’éclairent rien d’essentiel dans une œuvre décisive, sinon pour dire ce qu’elle n’est pas. L’œuvre décisive est à elle-même son propre événement. Elle est ce moment où l’Histoire se forge : événement sacré, impondérable, hors d’atteinte, dont l’Histoire humaine est le reflet. Si bien que les catégories, « transcendantalisme », « décadentisme », « anthroposophie », par lesquelles ses contemporains voulurent définir l’œuvre de Biély sont inopérantes. L’œuvre n’est point « transcendantaliste » car pour Biély, « le symbole est immanent à lui-même » ; elle n’est pas « décadente », au sens de « l’écriture artiste », car sa seule exigence est dans l’exactitude de la description ; elle n’est, enfin, pas plus « anthroposophique », que Le Fou d’Elsa ou La Semaine Sainte d’Aragon, par exemple, ne sont de la littérature marxiste. L’œuvre de Biély ajouterions-nous, pour écarter toute équivoque, n’est pas davantage « mystique » ; bien plutôt « naturaliste », non certes à la façon de Zola, mais selon l’acception de Linné ou de Fabre, - mais d’un « naturalisme » étymologique et abyssal. De ce qui est, Biély veut saisir l’acte d’être, cette antériorité « crétoise », serpentine, houleuse, qui précède notre vision « dorique » du monde, où notre entendement s’est établi pour administrer la réalité. Cette exactitude descriptive (où se conjuguent la rigueur scientifique et la finesse du poète) certes, entraîne avec elle une immense émotion, un éblouissement de larmes lustrales : « Je me rappelle des jours enfuis : ce n’étaient point des jours mais des fêtes rutilantes ; les jours maintenant sont de pauvres jours ouvrables ».
Observer ce qui est, cette stratification, cette géologie de la conscience, c’est agrandir le monde, lui redonner sa rutilance perdue, nous restituer, nous lecteurs, à sa beauté scintillante, nous arracher à l’exil dans le triste monde des jours ouvrables, pour retrouver la patrie perdue. Cette démarche, en soi, n’a rien de mystique, et un « matérialiste » y pourrait souscrire si le matérialisme n’était pas l’idolâtrie d’une abstraction : la « matière » invoquée comme l’autre nom du Tout, autrement dit un panthéisme sécularisé.
La méthode de Biély est pour ainsi dire phénoménologique, voire, dans une certaine mesure « existentialiste », en ce qu’il témoigne, dans son art, de la précellence de l’existence sur l’essence, mais elle est aussi « contre-existentialiste » en ce que l’existant est, pour elle, un abîme, et un abîme qui se retourne, les profondeurs s’ouvrant sur les hauteurs. Le grand art, l’extrême virtuosité de sa prose prosodique au service de sa phénoménologie de la conscience, telle est la « praxis » révolutionnaire de Biély, où l’observation est au principe de la réactivation, où la description paléontologique et géologique de la conscience est la condition nécessaire à la recouvrance des possibilités laissées en jachère de l’entendement humain. User de toutes les ressources de « l’Art pour l’art » contre « l’Art pour l’art », dire l’archaïque par la fine pointe de la civilisation pour irriguer toute l’histoire, du début à la fin, et peut-être, faire de cette fin, mieux qu’une finalité, un nouveau commencement.
L’œuvre de Biély opère à une « rejuvénation » du Logos et de l’âme. L’écriture de Biély est une écriture des crêtes, hérissée de glaciers soleilleux. Les ardeurs et les froidures extrêmes s’exacerbent : « Là-bas, le diamant de la neige… Là-bas, de là-bas, te fixe, le même être (qui est-il ? Tu ne le sais pas) et il a le même regard (ce regard inconnaissable) dont il déchire les voiles de la nature : et en toi, il suscite quelque chose d’infiniment proche, intime, inoubliable… ». La recouvrance du Logos, répond à un appel lointain, un paysage hyperboréen, une crête éblouissante qui nous regarde, qui nous donne la mesure d’un silence terrifiant, propre à stupéfier toute parole, mais dont sont issus tous les mots que nous devons écrire. Car en amont de toutes ses définitions (logique, discours, imagination, raison) le Logos est resplendissant de silence. La descente dans les profondeurs, la géologie de l’âme, ne peut se dire que par l’écriture des crêtes et des abysses ; le voyage au centre incandescent requiert les aiguilles de glace, la brûlure du froid qu’environne l’aurore boréale de la mémoire. Dire la « mémoire de la mémoire », c’est dénouer l’entrelacs du Logos, et le renouer autrement, comme l’aurore dénoue la nuit qui fut elle-même le dénouement du jour.
Une lecture sapientielle, voire ésotérique, de Biély est donc possible. Lire devient alors, non pas une expérience seconde par rapport à des expériences premières, mais une expérience première et annonciatrice, une ressaisie de ce qui fut qui préfigure ce qui doit être, expérience que l’on pourrait dire paraclétique. De même que la glace brûle, l’écriture hausse la température du temps. L’éternité n’est pas la négation du temps, mais un temps qui brûle et qui flambe. Ce temps n’abolit point ce qu’il consume, de même que le règne de l’amour n’abolit point le temps de la Loi, ni celui de la Grâce, mais les couronne dans un supra-sensible concret. En ce sens, la perspective paraclétique de Biély est le contraire d’une utopie. Ce qui est, qui contient ce qui fut et ce qui doit être, lui suffit. Mais ce qui est n’est autre que la frontière, et cette frontière c’est l’œuvre, en forme de hache crétoise, qui la définit.