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Du dandysme (2/2)

Du dandysme (2/2)

Par  

À Philippe Barthelet

4) L'extinction de la civilisation dans le carcan de la société, sous l'écorce morte de la société, pour évidente qu'elle soit aux hommes de goût, se laissera évaluer par ceux qui n'en sont pas saisis d'emblée d'horreur comme devant un charnier, par le progrès constant des interdits et la disparition proportionnelle des contraintes. Nous voici dans un monde où les aspirations les plus immémoriales et les mouvements les plus légitimes sont surveillés, bridés et punis mais où rien, vraiment rien, nous contraint à être un peu moins avachis dans la bêtise et l'ignorance la plus crasse. Le genre en est même bien considéré, tant « cool » que « démocratique », - car il est entendu qu'il faut être « sans prétentions ».

On nous jette quelques colifichets technologiques, et vogue la galère des volontaires ! Google pourvoit aux mémoires inexercées ; tout s'oublie dans le meilleur des mondes amnésiques, sauf le ressentiment.

Que peuvent bien se dire des hommes et des femmes sans mémoire, ou de la seule mémoire qui leur reste, celle des griefs et des méfaits ? Ceux qui n'ont pas le bonheur d'avoir en mémoire, appris par cœur, quelques vers de Virgile ou d'Hölderlin, par ce cœur qui leur découvre, en ressouvenir de poèmes, les paysages et les visages aimés dans les heures heureuses, - ceux qui n'ont pas l'éloge au cœur de la mémoire, gardé par des Muses exigeantes, tourneront indéfiniment autour de leur Moi, dans un cercle de plus en plus réduit, comme l'âne attaché au piquet.

Les historiographes du dandysme ne remontent guère, dans leurs généalogies idéales, au-delà de Brummel ou du Prince de Ligne ; le dandysme serait le contemporain et l'alexipharmaque du poison bourgeois. D'autres, moins sociologues, voient en Alcibiade le parangon des dandies. Entre l'Antique et le Moderne, on pourrait trouver en Laurent de Médicis ou en Casanova des dandies d'instinct ou de fait. Au dandysme délicat de Robert de Montesquiou, on pourrait, en élargissant la notion, ajouter le dandysme sauvage d'Ungern von Sternberg, le dandysme luxueux de Barnabooth ou celui, ascétique, d'André Suarès, qui traverse l'Italie à pied en se nourrissant seulement de lait et de fruits. Certains dandies sont en mouvement, stendhaliens, d'autres sculptés dans quelque minéral rare, irréfragable, tel Stefan George. Certains défaillent à un parfum, ou sont réduits à l'inaction par un songe, d'autres, comme Claus von Stauffenberg, posent des bombes à bon escient. Ernst Jünger, lui, fut à la fois un homme enivré de synesthésies subtiles et un guerrier farouche. Les chemins de traverse sont nombreux et infinies les possibilités d'échapper aux normes vulgaires. Mishima met la même scrupuleuse attention choisir sa cravate que son sabre, à traduire, du vieux français, une pièce de D'Annunzio qu'à se forger un corps idéal par le soleil et l'acier.

La beauté, splendeur du vrai, resplendit en chromatismes divers, en des paysages désertés ou profus, en des âmes contemplatives ou actives, - et lorsque l'étau se resserre, lorsque les plafonds se rapprochent des planchers, lorsque pullule, comme disait Nietzsche, « la race du dernier des hommes », lorsque les temps, selon le mot de Witkacy, sont au « nivellisme », livrés aux prédateurs mous de la pensée calculante, quelques dandies apparaissent pour signifier leur désaffection des mœurs communes.

Ce monde livré aux gestionnaires (par surcroît incompétents) donne supérieurement raison à quiconque veut hausser et faire briller quelques-unes des possibilités offertes de la vie, - qu'elle soit sensible ou mystique, visible ou invisible, solaire ou nocturne, aurorale ou crépusculaire. L'âme du plus morbide des « décadents » est encore d'une vivacité infiniment plus ingénue, plus hespériale que la sinistre planification des hommes à oreillettes qui, vampires sans dents et sans apparat, amoindrissent en eux et autour d'eux l'existence aux dimensions dérisoires de leurs « plans de carrière ». Plutôt crever la bouche pleine de terre que de céder à leur règne. Plutôt la mort dans l'âme, mais avec une âme, que la survie sans âme dans cette planification morte.

A ne s'y point tromper, il s'agit bien là d'un combat à mort, où les forces adverses sont à tel points supérieurs, en nombre, en quantité et en « technicité », - si outrancièrement, ubuesquement et pompeusement supérieures, qu'elles en deviennent ridicules. Imaginons face à quelque élégante petite bête sauvage, un renard par exemple, non le concours, déjà un peu grotesque, d'une chasse à courre, mais soixante divisions de chars, avec fanfares, porte-avions, et ogives nucléaires. La planification moderne face aux rares hommes différenciés est de cet acabit. La puissance périt dans son triomphe, sous l'estocade du ridicule et du dégoût.

Il faut apprendre à se déprendre, non seulement en vertu de cette sagesse essentielle qui nous fait traverser la vie en nous détachant de ses atours, un à un, et jusqu'à l'ultime battement de cœur, mais aussi dans le pur présent, qui n'est jamais si vaste ni si favorable que lorsque nous refusons de céder à l'emprise que nos semblables, par une compulsion fatale, prétendent à exercer sur nous. La plupart des tracasseries de ce monde administratif, bancaire et technologique n'ont d'autres raisons d'être que de nous forcer à nous intéresser un moment à ceux qui en sont les agents. L'affaire est sérieuse nous disent-ils, imbus de leur importance, elle vous concerne au premier chef. Ils voudraient nous en persuader pour que nous leur prêtions notre oreille et prenions en considération leur « pouvoir », ou ce qu'ils imaginent être un pouvoir. J'annonce ainsi, sans autres ambages, la raison d'être de cet ouvrage : rien d'autre qu'un éloge de la désinvolture. Tout sérieux est frivole et toute frivolité, affreusement sérieuse. Il n'est plus une seule raison d'être, individuelle ou collective, qui ne soit, par les nouveaux maîtres du monde, reléguée aux marges extrêmes. La désinvolture à leur égard équivaudra au retour à l'essentiel : ce jour de fin d'été aux légers feuillages de brume, cette jeune passante qui éveille en ma mémoire des vers d'Ibn'Arabî :

« Son regard ayant tué, / Elle réanime par la parole/ Comme si Jésus elle était/Quand elle rappelle à la vie. / Sa Thora, telle une lumière/ Est la face brillante de ses jambes/ Thora que je lis et que j'étudie/ Comme si j'étais Moïse. / Prêtresse sans ornement/ Parmi les filles des Grecs, /Sur elle tu contemples/ Les lumières du pur bien. »

5) Si le monde moderne, sans que nous eussions à proprement parler de point de comparaison, puisque nous lui sommes contemporains depuis notre naissance, nous apparaît dans ses perspectives, ses modes de vie et de pensée, comme un monde étrangement rétréci, - tout y étant planifié par l'utilitarisme le plus vain et le plus abstrait (le travail devenant une distraction de l'essentiel, et la distraction, un travail, et même un bizness), si toute sollicitation supérieure en semble exclue, si les hommes y vivent généralement comme des créatures hébétées, - on ne peut s'empêcher de penser qu'il n'en fut pas toujours ainsi, qu'il ne s'agit là de rien de réel, et que ce « sinistre hypnotisme », pour reprendre le mot de Villiers de L'Isle-Adam, s'apparente moins à une fatalité ou à une nécessité invincible qu'à un mauvais sort que l'esprit humain eût jeté sur lui-même et dont il pourrait, à sa guise, se déprendre à chaque instant.

Force est de constater, hélas, que ce mauvais sort a sa durée propre qui excède la brève durée de nos vies individuelles. Il n'en demeure pas moins ce qu'il est : un pouvoir très-vague et très-vain dont les manifestations, aussi titanesques et planétaires que l'on voudra, n'existent et ne s'imposent à notre entendement que par l'immensité des mondes sensibles et intelligibles qu'elles nient.

L'œuvre d'Ibn'Arabî nous entretient de cette immensité-là, qui n'existe pour nous que parce que Dieu voulut qu'elle existât pour Lui, trésor caché soudain révélé par la Création. Le génie individuel, certes, existe, mais il est, ce qu'oublia parfois le Romantisme, à l'exacte mesure de l'oubli de soi. Pour Ibn'Arabî, comme pour Platon, la connaissance est réminiscence. Ce qui nous revient ainsi, vient par nous mais du monde lui-même, en resplendissements de beautés et de vérités. De cette vérité belle et de cette beauté vraie nous sommes les instruments. Au-delà du Calame est la main qui tient le Calame, et plus secrète encore que la main, est l'encre de la nuit des temps où plonge le Calame.

La réminiscence ravive un espace dont, emprisonnés que nous étions dans le ressassement de la subjectivité, nous étions exclus. Libératrice, au sens le plus haut du terme, elle nous restitue au Réel dans ses longitudes et ses latitudes, ses gradations, ses états et ses stations, son mouvement et son immobilité. Or, et c'est à cette élucidation vibrante qu'œuvre Ibn'Arabî, l'essence de l'amour n'est autre que réminiscence. Dans ses plus beaux resplendissements le monde semble se souvenir de la puissance qui le fit apparaître : il est alors apparition à l'instant de l'apparition, absolue fraîcheur castalienne, recommencement du recommencement, anamnésis. Le temps qui vient sur nous comme une ondée de bénédictions n'est plus le temps profane, le temps linéaire de la durée ou de l'usure, le temps de l'action planificatrice, mais bien le temps de la contemplation, de l'accord, de l'hospitalité intérieure aux instigations ardentes et subtiles de la réminiscence.

Toutefois ce monde contemplé n'existe pas sans le contemplateur. Le contemplateur déploie par sa contemplation le monde contemplé, et celui-ci reçoit le regard qui le révèle à son essence, à sa divine antériorité. Le contemplateur et monde contemplé, qu'unissent des réminiscences en ressac, sont l'un à l'autre comme l'Amant et l'Aimée. Leurs sucs et leurs sèves se mêlent dans une essence intime, un œcuménisme de parfums.

Les plus obtus des agnostiques prennent volontiers argument contre la Théologie, de ce qu'elle nous entretient de l'enfer, du purgatoire et du paradis. Ces esprits schématiques, qui se vantent d'être « rationalistes » passent ainsi à côté de cette haute, vénérable et très-ancienne pragmatique, qui est à l'origine du Discernement, faculté, à la fois intuitive et intellectuelle qui nous permet, selon le langage de la Table d'Emeraude, de séparer le subtil de l'épais, et de nous orienter avec bonheur dans les troubles et les confusions de l'existence. A moins d'être déjà de ces « derniers des hommes » dont Nietzsche prévoyait et redoutait la venue, et s'il reste en nous quelque désir de lointain, de songes et d'étoiles, ou seulement le goût d'être là où nous sommes, en plénitude, si lors le « pareil au même », selon la formule de Renaud Camus, ne s'est pas installé dans nos cœurs comme une sournoise et tyrannique apologie de la médiocrité, il vient une seconde magique où nous reconnaissons qu'ici ou ailleurs, dans l'immobilité comme dans le mouvement, ce monde s'offre à nous dans une triple possibilité infernale, purgatorielle ou paradisiaque; et que cette science suffit amplement à faire de nous, selon le juste principe du libre-arbitre, le plus malheureux ou le plus heureux des hommes; à tout le moins à certains moments.

Contrairement à une idée commune, il n'est pas nécessaire d'être absolument mort pour savoir ce que sont l'enfer, le purgatoire et le paradis. Si tel était le cas, ces notions si familières nous seraient probablement inconnues, à moins que nous ne les supposions transmises par d'hypothétiques revenants. Or, une science nous est donnée en cette matière, variable, incertaine, comme l'est toute science, qui permet à chacun de s'en faire une image.

Une ambition belle, et, je gage, peu courue, serait avec la désinvolture humble qu'exigent les sujets profonds, d'esquisser la renovatio d'une sapience du Paradis, sinon dans son essence, du moins dans ses attributs. Qu'en est-il, de nos jours, du paradisiaque ? L'ennui est que là où nous sommes, il faut commencer par l'enfer. Passons vite, la description en est presque superflue ; cette contrée est la plus connue et la plus démocratiquement partagée. Chacun y travaille à son propre enfer et à celui des autres ; chacun travaille dans une infernale solidarité à passer à côté des éclats, des promesses, et à s'incarcérer dans cette individualité collective, dans cette collectivité individualisée, chacun accuse chacun de son malheur. Ce monde semble sans issue car il n'existe pas ; l'existence lui est refusée. On ne s'évade pas de ce qui n'existe pas ; on y fait apparaître ce qui est, et qui fait mal à force d'être beau, d'une beauté terrible, numineuse… L'effroi que nous en ressentons sera notre purgatoire. Ensuite, voyez comme il faut bien se hâter, se présente à nous le seuil du Paradis ; là où les hautes sciences théologiques et poétiques nous serons secourables.

Il ne s'agit pas de faire le paradis, de le planifier (ce qui se nomme paver l'enfer), mais de le laisser entrer dans le néant où nous nous sommes réfugiés par effroi des grands bonheurs.

Une conversion du regard est nécessaire, une sapience, voire une morale. Toutes nos volontés seront vaines si nous ne discernons pas ce qui en nous et, accessoirement, autour de nous, marque le fatal coup d'arrêt à la chance pleine de prodiges. Une Machine travaille, disions-nous. Le bruit de fond du monde moderne est son grondement sourd. Machine uniformisatrice, mue par le ressentiment fondamental du médiocre à l'égard du génie ou du talent qui lui échappent. Et ce ne sont pas seulement, et de moins en moins, tant ils deviennent indiscernables, le génie et le talent individuels qui sont l'objet de la vindicte du médiocre, mais aussi le génie des lieux, des peuples et des langues, dont le génie individuel n'est que l'intercession. La Machine travaille, sans relâche, avec son insistance de Machine, à détruire tout ce qui, dans la haute culture européenne fut l'intercession des génies favorables orientés vers l'exercice magnifique de la vie.

Le fondamentalisme démocratique n'a pas fait disparaître le pouvoir et l'abus de pouvoir, le népotisme et l'accaparement, il s'est appliqué à les placer dans les mains les plus médiocres, les plus irresponsables et les plus illégitimes, - et cela non seulement à la tête de l'Etat, mais partout, dans les plus infimes et plus insignifiantes occurrence du monde social. Le moindre guichetier est un despote. Le plus ridicule notable de province, avec quelques accointances politiques et un peu d'argent, peut abuser de tout et de tous, comme le seigneur féodal le moins scrupuleux, à la différence que sa place fut conquise par quelque ruse et non par le sang ; et son nom jamais n'aura à répondre de rien, car il n'est point un maître auquel on peut demander des comptes, mais un « agent ». Un dispositif est ainsi mis en place, dans un consentement général, qui bétonne toute expression ou transmission du génie (terme, on l'aura compris, que nous n'utilisons pas dans son acception néoromantique de subjectivité exacerbée mais, tout au contraire, d'abandon à de plus vastes et calmes desseins, de plus lointaines et profondes fidélités.)

Il nous reste, à nous qui sommes héritiers de toutes les outrances modernes, à réinventer le moment présent, - à lui redonner cette teneur, ce timbre, cette couleur, ce vibrato. Il nous reste à revenir au cœur du temps, au cœur ardent. Il nous reste à inventer des « feux légers ». Que la vie ne soit pas survie asservie à des finalités quantifiables mais une suite de feux légers, et peu importe, et tant mieux, si nous y disparaissons sans laisser d'autres traces que le ressouvenir d'une flamme blonde, insolente, à peine discernable dans le faste du jour !

Le monde moderne qui ne croit plus au péché originel, ni à Dieu, ni à rien, semble pourtant devoir son existence à la seule volonté farouche de nous faire expier, ici et maintenant, tous les bonheurs vécus ou possibles. Sans doute le Moderne soupçonne-t-il que chaque bonheur est une réponse à une prière, une flamme allumée dans l'oraison. Cette évidence, insupportable à son outrecuidance mécréante, le conduit à nier, non seulement la surnature, mais la nature sensible elle-même qui en est l'empreinte.

A l'oraison, le Moderne opposera la volonté, puis la volonté de volonté, crispation maniaque, qui détruit sans anéantir, qui détruit en encombrant. Voyez comme les êtres humains sont devenus encombrés, comme ils respirent mal, comme il se supportent difficilement, comme ils se trouvent toujours offensés, offusqués, victimes, rats traqués les uns par les autres, et comme ils se laissent peu de temps pour être, ou, plus exactement, selon la belle formule d'Heidegger, pour être là, dans « éclaircie de l'être », dans la clairière paradisiaque.

6) Quiconque prendra l'Allée Joseph Joubert ira vers une merveille discernable, « un jardin tournoyant ».

Cet homme qui fut peu inscrit dans la société de son temps, cet homme absent des représentations, fut prodigieusement présent au monde, témoin au suprême de sa civilisation, qui déjà se défaisait mais se continuait en lui, de façon impondérable, méconnue et magistrale.

Discret, modeste, mais se donnant, ou, plus exactement se laissant donner le génie de parler exactement de tout, - se laissant, s'accordant cette liberté, cet abandon, où Dieu brille à la pointe des pensées… Nul ne fut moins kitch ou pompier que Joseph Joubert, pas même son ami, et premier admirateur, Chateaubriand. Ce que les dandies cherchent, ce qu'ils poursuivirent au risque de le voir échapper, cette désinvolture heureuse qui ne se refuse rien, pas même la fragilité, Joseph Joubert la trouve à chaque pas de ses pensées. Sa liberté ne semble pas encore soumise à une volonté. Si le grand dessein des dandies fut de faire de leur vie une œuvre d'art, Joseph Joubert, en amont, fait de sa pensée, non pas une œuvre, mais un art de penser.

Joseph Joubert est un magnifique écrivain car ne croit pas aux genres littéraires, mais, de toute sa foi ardente, à la parole et à la pensée. Quelque chose de très-important, de décisif, pour son temps et le nôtre, s'accomplit là, à l'insu de presque tous, - et que rechercheront, avec des bonheurs divers et plus ou moins embarrassés, les phénoménologues, les herméneutes, les avant-gardistes : une immédiateté dans l'intention pure, dans le feu clair de la plus radicale attention.

S'expliquerait ainsi le peu d'attention que lui accordent les modernes. Joseph Joubert est léger, - mais non point comme eux, inconstant, ou inconséquent ; léger comme l'air, les oiseaux, comme les pensées lorsqu'elles virevoltent dans ces « jardins tournoyants » que sont, pour lui, les Dialogues de Platon.

Cet écrivain du fragment, de l'inachèvement, est un écrivain du tout et de l'infini. Sa pensée ne désire pas se reconnaître pouvoir dans les yeux d'autrui mais puissance infinie et diverse du monde. Dans cet immémorial combat métaphysique qui oppose l'universalité et l'universalisme, l'unité et l'uniformité, autrement dit la barbarie et la civilisation, Joseph Joubert est sans conteste du côté de l'infini, c'est-à-dire de l'exactitude. Il peut ainsi aller vers l'essence, vers le réel, la civilité, en amont de la civilisation, la rondeur avant la roue.

Ce retour à l'essentiel, au centre, est bien d'un homme de cœur pour qui les êtres et les heures ne sont pas interchangeables ; et précieux infiniment car en eux se loge une répercussion de l'unité divine. L'extrême liberté de Joseph Joubert qui ne s'en laisse conter par aucun sous-ensemble du Gros Animal, ne se peut comprendre sans la piété, et sans le génie dont la piété récompense ceux qui la portent dans leur corps, leur âme et leur esprit.

Avec une extrême finesse, Joseph Joubert distingue l'incroyance de l'impiété, la première n'étant que conjoncturelle, alors que la seconde est absolue. Les négligences de l'incroyant sont bénignes à les comparer à la force destructrice de l'impiété (laquelle, cela se voit, peut revêtir divers voiles ou robes de la croyance).

La piété, et par l'écriture particulièrement, telle qu'en use Joseph Joubert, est dévoilement, et ce dévoilement est infini car, ainsi que l'écrit Ruzbehan de Shîraz, soixante-dix mille voiles recouvrent le Réel et ennuagent le cœur.

A chaque pensée, à chaque notation lapidaire ou furtive, Joseph Joubert ôte un voile de nos yeux. Son œuvre pie rapproche de nos prunelles le monde dans sa beauté et dans sa vérité. Hirondelles, ses pensées tracent leurs géométries à la venvole dans un ciel clair.

Le contraire de la piété n'est pas l'athéisme, l'incroyance, l'agnosticisme et moins encore la libre-pensée (Joseph Joubert n'aura aucune leçon à recevoir des « libres penseurs », ou soi-disant tels) mais le ressentiment, le relent, la stagnation. La pensée est juste car elle est, si l'on ose la redondance, un mouvement de l'âme, qui s'inscrit dans l'ordre de l'âme, non par un mouvement qui lâche, quitte, trahit, mais un mouvement vers le haut et le cœur, - vers la source invisible qui est l'apparaître de l'apparence, son advenue, à la fois transcendante et immanente. La révolution est passée, entre deux forces équivoques, versant finalement dans le saccage, puis dans un relativisme généralisé. Joseph Joubert n'opposera pas un ressentiment à un autre, une contre-révolution à la révolution, pas même une nostalgie explicite. Il se détourne du vacarme, de la lourdeur, se souvient qu'il est un homme et cultivera l'amitié des êtres et des choses, toujours sur le « qui vive ».

Nous trouverons dans les pensées de Joseph Joubert le meilleur usage possible de l'inquiétude. Le temps est court, les jours sont comptés, le désastre immense. Joseph Joubert sait déjà que les temps ne sont plus à la construction des systèmes ou des contre-systèmes, des visions globales, mais à la reconquête du retour vers une finesse native, vers une ressemblance subtile de la pensée humaine avec les œuvres de la nature et de Dieu.

Quelle avance dans cette œuvre pleine de retenue ! Et comme nous autres modernes, traînons derrière elle avec nos concepts, nos problématiques sociales, nos « sciences humaines », nos démagogies, nos jargons, notre volonté d'imposer et de convaincre, nos banalités sinistres, nos fanatismes de commande, nos effarantes étroitesses puritaines, nos embarras, nos encombrements.

On cherche, avec une espérance de plus en plus ténue, un esprit vif, délié, honnête. Partout ce ne sont que grimaces, hystérie, pathos et vengeance, publiques ou privées, politiques ou domestiques. Reniements qui s'adulent eux-mêmes, se veulent imposer comme la norme du monde, haines du bonheur machinés par ceux que l'ennui a chassé d'un paradis terrestre trop généreusement offert.

L'impiété nie le monde en reniant Dieu. Joseph Joubert, par bonheur pour lui, n'a pas connu ce qu'hélas nous connaissons : les hommes tapis derrière leurs écrans avec leurs petites âmes ulcérées et vétilleuses et dont le projet moral est de faire honte à l'esprit d'aventure et de porter aux héros, et sans risque, le coup fatal. La médiocrité despotique est au travail. Toute l'énergie qu'elle omet de dévouer à l'amitié et à l'amour va au service de cette normalité grimaçante, parodique. La vague et protectrice anarchie qui subsistait dans des époques plus anciennes est derrière nous. Tout est contrôlé et planifié tant il semblerait que le monde n'est plus gouverné par l'arbitraire d'un tyran ou téléguidé par les milles yeux du Docteur Mabuse mais par une mégère planétaire réduisant tout à ses ambitions et ses rancunes domestiques et dont les remugles sont l'étouffoir de toute pensée, de toute justice et de toute gratitude.

Le choix est simple : vous remerciez pour ce qui est donné, et donc vous goûtez ce qui est donné, ou point du tout. La négation du donné est la négation du possible, puisque le possible est le premier donné. Le goût est le possible dans le donné. Nier le possible, c'est nier la création dans la chose créée.

Joseph Joubert nous accompagne. Nous cheminons avec lui. Il n'entend pas modifier notre trajectoire, nous diriger, mais nous donner, à chaque intersection, la chance du choix le plus heureux, c'est-à-dire le mieux approprié à notre nature. Nul n'est plus idéaliste que lui (mais dans un sens bien différent de l'acception commune et récente du mot), lui qui, en bon platonicien sait contempler les idées.

On ne saurait utiliser ce que l'on contemple. La chose contemplée est cause. Elle est servie et non servante, ni serviable. Toute contemplation recèle un péril, elle est, au sens étymologique, expérience, traversée d'un péril, alors que les idéologies sont asservissement à des représentations secondes, à des fins empiriques et normatives, - alors même que ces normes ne correspondent qu'à l'illusion la plus largement répandue.

Une exigence secrète, ésotérique, traverse toutes les pensées de Joseph Joubert, les engendre, les lance; qui pourrait ainsi se résumer: il serait possible dans nos existences et dans nos pensées, de faire mieux, plus juste, plus léger, et mieux accordé à une bonté vaste, puissante, qui divague au-dessus de nous dans les nuées, et que, faute de lever la tête, nous n'apercevons plus, - mais qui nous guide et formule des vœux de bienvenue à ce qui, en nous, connaît les vertus de dégagement, de la tangente (qu'il faut prendre).

Telles se formulent les pensées de Joseph Joubert, non dans la linéarité démonstrative, en la monstruosité d'une pensée abîmée dans la considération de ses propres représentations, mais précisément dans la tangente, la traverse, - une oblique évoquant les rayons du matin et du soir, des sagesses naissantes ou déclinantes. Ce qui ne se pense plus, ce qui ne se pense pas encore.


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