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Le sacre des pantoufles

Le sacre des pantoufles

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Paul Lafargue, journaliste et écrivain, socialiste et franc-maçon du XIXème siècle, gendre de Karl Marx, est apparu récemment sur le devant de la scène moderne avec l’exhumation de son essai et maître concept : le « droit à la paresse ». Une tempête idéologique, comme seule la France en est capable, s’est emparée des esprits, jusqu’au sein de l’hémicycle parlementaire. Les promoteurs du « droit à la paresse » tentent de porter le coup fatal à notre culture déjà bien mal en point : il s’agit de déconstruire le travail, après avoir dézingué la vie spirituelle, dans le but de réduire à néant l’héritage chrétien. Le « ora et labora » (« prie et travaille »), principe de la vie religieuse en Occident édicté dès le VIème siècle par Saint Benoît, avait jusqu’à maintenant fécondé la société et permis d’ériger pas à pas une civilisation d’exception. Il n’en reste plus grand-chose. L’intériorité et la transcendance ont quitté nos pauvres êtres repus de matérialité, le travail et le goût de l’effort ayant été remplacés par l’omniprésence de l’image et le divertissement continuel.

Pascal Bruckner, dans un nouvel opus intitulé Le sacre des pantoufles, fustige l’idéal de l’inaction devenu le graal de notre époque. L’immobilisme a trouvé son acmé pendant les deux années de confinement. Netflix et Internet y sont devenus nos plus fidèles compagnons : « L’homme ou la femme couchés, c’était nous, c’était vous dans cette existence en rase-mottes à laquelle nous avons été astreints deux ans durant. La pandémie a été un double moment de cristallisation et d’accélération. » Oui, l’accélération s’est faite dans le sens de la décivilisation et dans celui de la déculturation.

Après les Grand Remplacement, Grand Déclassement et Grand Réchauffement, notre essayiste invente la Grande Rétractation marquant la fin du XXème siècle, « période d’ouverture sur le plan des mœurs comme des voyages », et le début de XXIème siècle où « le verrouillage des esprits et des espaces est bien entamé. » Désormais, mus par le syndrome de Stockholm, nous éprouvons le plaisir d’être claquemuré : « le couvre-feu, le masque muselière, les gestes barrières, la société du mètre et demi nous ont fait passer de la claustrophobie, la peur de l’enfermement, à l’agoraphobie, la crainte des grands espaces. La pandémie nous a inquiétés, elle nous a aussi libérés d’une inquiétude plus grande : le souci de la liberté. Il est possible que celle-ci acquière, dans les années à venir, le goût amer du souvenir ou d’une chimère. » En lisant ce propos nous pensons au Discours de la servitude volontaire de La Boétie, et à la propension qu’a l’homme à s’auto-emprisonner.

Bruckner insiste : « Le Covid a ressuscité les deux grandes phobies modernes : la paranoïa, la peur de l’autre, et l’hypocondrie, la peur de soi, la certitude que notre corps porte en lui le germe ou la maladie qui va le tuer. » Quelle aberration et quelle pitié d’observer dans la rue tous ces gens recouverts de leur muselière blanc/bleu : ils sont des fantômes à eux-mêmes et aux autres, paranoïa et hypocondrie les tétanisent.

« Tout le malheur des hommes est de ne savoir pas demeurer en repos dans leur chambre », disait Pascal. Qui poursuivait : « De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement, de là vient que la prison est un supplice si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose si incompréhensible. » Bruckner lui rétorque « Tout le malheur dans les années à venir sera peut-être de ne plus vouloir quitter sa chambre. Ce qui les menacera alors sera moins le virus que l’inaction, moins le risque de tomber malade que de périr d’ennui. »

Notre intellectuel prophétise : « Il est aussi possible que nous assistions dans un futur proche à la diminution de la vie laborieuse avec la généralisation du télétravail et de l’assistanat dès le plus jeune âge. Une grande partie de la population, démunie autant que désœuvrée, devra être divertie jour et nuit et s’hypnotisera face aux écrans, se plongera dans le cauchemar des loisirs inévitables. L’activité, ce grand calmant des âmes modernes, deviendra le luxe des privilégiés et l’oisiveté le fardeau des plus pauvres. Renversement de l’antique malédiction attachée au labeur : les très riches afficheront des horaires faramineux, un surmenage revendiqué, les autres pointeront au chômage, vivront d’assistance, d’un revenu minimal. Le travail pourrait bientôt devenir, du moins en France où les salaires sont très bas, une denrée rare réservée aux plus fortunés tandis que la plèbe se divertira jusqu’à plus soif et la pandémie n’aura fait qu’accélérer cette tendance. »

Rappelons que le concept de tittynaiment, contraction de titty (seins) et entertainement (divertissement) pour signifier la nécessité combinée d’allaiter et de divertir le peuple oisif, a été forgé au tournant des années 1980 par les puissants de ce monde (Reagan, Thatcher et consorts) en réponse à la raréfaction du travail amplifiée par l’explosion démographique mondiale. Le travail deviendrait un luxe réservé aux privilégiés. Le divertissement, un allaitement obligatoire des masses innombrables rendues inaptes au travail face à la robotisation et à l’Intelligence Artificielle.

Achevons notre chronique par un petit florilège de références littéraires concernant le terrible dieu de l’ennui auquel nous semblons désormais voués à nous soumettre : « Celui-ci dispose d’une puissance d’érosion qui émousse les péripéties de l’existence et les engloutit. Les métaphores qu’il éveille sont celles de l’enlisement, du grippage, de la coagulation : navire pris dans le piège des glaces et immobilisé pour toujours selon Baudelaire et Poe, marais dormant chez Flaubert, glacier stérile qui paralyse l’oiseau chez Mallarmé, morne plaine sous la neige en hiver selon Verlaine et Tchekhov, dépôt calcaire qui finit par obstruer les canalisations selon Moravia, viscosité d’une nature qui vous englue en elle selon Sartre dans la Nausée. »


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