Les vivants piliers de Régis Debray
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Quels sont donc les vivants piliers qui peuplent la vie d’aventures de Régis Debray au soir de son existence ?
Aragon, Barthes, Céline, Char, Gary, Genevoix, Giono, Gracq, Morand, Nourissier, et autres écrivains auxquels l’intellectuel rend hommage dans son livre intitulé Où de vivants piliers. Les célèbres figures y partagent la place avec des réflexions personnelles bien affûtées qui font mouche comme par exemple la définition de l’écrivain philosophe : « On ne peut pas trop attendre ni d’un seulement intelligent ni d’un seulement sensoriel. Ce à quoi doit s’adonner et s’abonner un écrivain qui va au grain – couleurs, odeurs, sensation, émotions-, c’est tout ce dont un philosophe bien ruminant doit faire litière pour atteindre l’universel. »
Concernant son cher pays la France, l’auteur prend les accents du philosophe Robert Redeker parlant « d’abolition de l’âme » : « Elle a finalement rendu l’âme, l’emmerdeuse du monde. L’arrière-grand-mère des arts, des armes et des lois. La prétentieuse, la chimérique, la m’as-tu vu. Elle a rempli son contrat, mais son siècle est passé et la ronde continue, avec d’autres chefs d’orchestre. » Toutes les Frances de Debray méritent le respect et plus encore. A cette fin, il cite Proust : « Les hommes doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance. », pour expliquer que ce qui serait déraisonnable, c’est de continuer à courir après Michelet, de Gaulle ou Tintin, au lieu de se mettre à l’heure du I love Nice et de la Loire Valley, d’une armée otanisée jusqu’à la garde, avec sa Defense Factory et son Innovation Defense Lab. Mais à dire vrai, on ne sent pas Debray franchement convaincu du bien-fondé de la technocratique mutation du monde qui emporte avec elle la vieille et noble patrie.
Pour preuve ? Son attachement aux symboles du conservatisme et, son plaidoyer pour… le livre : « Il n’est certes pas bon de trop frayer avec "ceux qui collés sur un livre n’ont jamais souci de vivre" (Ronsard). Ni d’en abuser ou mésuser, pensons, en frémissant, au Petit livre rouge. L’esprit humain s’est depuis trouvé d’autres véhicules, numériques et moins coûteux, mais on ne peut tenir pour négligeable l’invention de ce truc stupéfiant qui a permis, entre autres, de compacter les tables de la Loi, et à notre Dieu de devenir portatif, via le missel ou le paroissien. S’est transposée sur lui, par ricochet, l’aura naguère attachée à ces pierres plates gravées des deux côtés. Il faut avouer que faire tenir toute la destinée humaine dans une seule main, avec son début et sa fin, la Création et l’Apocalypse, cela peut rendre service. »
Nos tourments d’époque sont quant à eux passés de la lutte des classes aux maux de tête conférés par l’immigration ; et, par ailleurs, « chacun sait que nous sommes entrés, s’agissant des voitures, des concepts, des créations comme des transgenres, dans l’air de l’hybride. »
Jamais avare de bons mots, Régis Debray qui, naguère, conceptualisa et chargea d’appliquer le principe du « fait religieux » dans les écoles, regarde la société actuelle comme celle du « tout à l’ego ».
L’un des chapitres est dédié à la Trinité, comme pour insister sur ce marqueur de sa vie. « Trois, ce n’est pas deux plus un. C’est un destin national. Plus fatal que le sept apocalyptique ou le douze évangélique. Au théâtre, les trois coups. Dans nos copies, les trois parties. La Sainte Trinité s’apprend en classe, l’introduction de la disserte devant être elle-même tripartite (amener, poser et diviser le sujet), comme la conclusion (résumer, élargir, questionner). Elle était déjà dans la prière du catéchiste, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, elle sera dans celle du marxiste, thèse, antithèse, synthèse. Avec les trois Parques, les trois Grâces, les Horaces et les Curiaces, les triumvirs romains et les trois unités chez Corneille, le dialecticien militant avait été à bonne école. "Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port." Trois furent les mousquetaires, les ordres en monarchie, les valeurs en République. Au four et au moulin, le menuet mène la danse. Pour Céline, Enfance, Guerre, Londres ou bien Mort à crédit, Casse-Pipe et Guignol’s band, comme pour Aragon, Les cloches de Bâle, Les Beaux quartiers et Les Voyageurs de l’Impériale. »
Fort de ses expériences charnelles et de ses sciences profondes, notre auteur l’assure : « La réalité des choses, autant dire la modestie, est un long et difficile apprentissage. » Une leçon de plus de la part du maître, que l’on saura méditer.