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Mangeront-ils ?

Mangeront-ils ?

Par  

La révolution sera morale ou elle ne sera pas.
Charles Péguy.

            D'un livre qu'on a, comme un mets savoureux, silencieusement dévoré, il n'est pas toujours nécessaire de parler beaucoup, surtout si l'on n'est pas Goethe, qui, au sortir de Jacques le fataliste, par lui lu « de six heures à onze heures et demie, et d'une traite », pouvait s'exclamer ainsi :

« Me suis délecté comme le Baal de Babylone à un festin aussi énorme ; ai remercié Dieu que je sois capable d'engloutir une telle portion d'un seul coup. »

            Dira-t-on que le mot de festin, qui convient tellement au roman si extraordinaire de Diderot, ne saurait s'appliquer au tout petit livre[1] dont il est question ici ? Assurément, Serge Latouche n'a pas cherché à étouffer les chrétiens que nous sommes, en venant, au seuil de l'année qui commence (si délicieusement décrétée par notre premier ministre –  ironie sans doute involontaire, mais qui honore grandement l'espèce de bêtise propre à ce gouvernement de catastrophe – « année de la gastronomie »), nous rappeler ce que manger veut dire, et combien cette activité économique au sens le seul élevé du terme et tout ensemble spirituel (tant pis pour la culture, dont on sait désormais pour quoi elle compte) importe au salut de l'humanité. Mais il a si subtilement su enchevêtrer dans son essai les thèmes habituels de sa critique de l'idéologie de la Croissance avec les motifs essentiels de sa pensée d'homme des Lumières attaché à la liberté de conscience et d'existence, qu'on ne sait plus s'il nous appelle à une subversion généralisée du politique ou à une véritable conversion, sous le signe d'un paradoxe qui pourrait faire songer à Pascal si elle n'était si puissamment nourrie de la veine rabelaisienne. Il se montre, en ce sens, un digne successeur de Diderot, pour qui le plaisir de jouer avec les mots et les genres ne le céda jamais à la tentation de se prendre trop au sérieux.

            Il y a toutefois quelque chose de très sérieux qui se dégage du livre de Latouche, touchant (sans jeu de mots) au cœur de la notion d'éthique, si abusivement invoquée par les réformateurs d'un capitalisme en mal de conscience morale. Comme on sait, cette notion aristotélicienne se distingue de toute forme de moralisme puritain ou kantien,  pour qui l'idée du devoir se veut pure de toute considération d'intérêt personnel, en ce qu'elle implique le bonheur comme telos de toute vie vertueuse. Il ne s'agit pas de faire le bien d'un côté et de chercher à être heureux de l'autre, comme si les deux quêtes n'avaient rien à voir l'une avec l'autre. Il s'agit au contraire de comprendre qu'il n'est de bonheur possible qu'au travers d'une démarche qui tienne compte des nécessités de l'existence et de la vie avec les autres.

            Rappelant le lien qui rattache historiquement la naissance du capitalisme au développement d'une éthique essentiellement « individualiste », Latouche montre que le monde moderne s'est construit sur une « réduction » grandissante du domaine de l'éthique au profit du domaine de l'économie qui s'en est progressivement émancipée : d'un côté, le bonheur, dans sa dimension collective, s'est trouvé assimilé au PIB, tandis que de l'autre, concernant les individus, s'est imposée l'idée d'une bienfaisante « transgression » des interdits et d'une utile libération des « passions » tristes ou agressives que « toutes les sociétés [avaient] essayé, avec plus ou moins de succès, de juguler ». Résultat : l'argent (et la puissance) devenant le seul critère de différenciation, le bonheur des uns se fonde nécessairement sur le malheur des autres, ce qui, en termes macro-écologiques, se traduit par la destruction massive des milieux naturels et sociaux au profit d'une toute petite portion d'humanité qui ne saura bientôt plus quoi faire des masses d'hommes et de femmes qui, arrachés à leurs modes de vie ancestraux et communautaires, dépendent désormais du seul savoir-faire des experts de la banque mondiale et des services marchandisés d'entreprises déliées de toute obligation autres que financières.

            Le propos de Latouche n'est toutefois nullement de refaire, une fois de plus, le procès du néo-libéralisme. Comme Ellul et Illich, qu'il cite abondamment, il sait trop qu'au delà d'un certain seuil, la société ne dépend plus des choix politiques et économiques de ses dirigeants, mais de la capacité que pourraient avoir les hommes et les femmes qui ont à supporter quotidiennement les conséquences mortifères du développement technicien-marchand de prendre en main leur destin de vivants autrement qu'en se situant dans la relation induite par ce développement : en recommençant à vivre, tout simplement, là où ils sont, les uns avec les autres, sur le mode d'une convivialité qui n'exclut que ce qui est hors de sa portée. Cela, qui aurait pu sembler, en d'autres temps, d'une extrême naïveté (gionienne, pourrait-on dire), se révèle aujourd'hui relever de la plus élémentaire sagesse, alors que nos économies, brusquement paralysées par une crise sanitaire en partie imaginaire (au sens où elle est perçue à travers le philtre d'une représentation de la santé qui ne tient aucun compte de la réalité d'une situation qu'on peut résumer en mettant en regard les chiffres de la faim et ceux de l'obésité), laissent apparaître au grand jour des pans entiers de misère grandissante, habituellement occultés par le triomphalisme de la Croissance. Cela commence par nos tables, avec ce que nous mangeons chaque jour, au propre et au figuré.

[1]. L'abondance frugale comme art de vivre, Ed. Payot & Rivages, 2020.


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