Michéa : le capital héritier des Lumières
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Il fallait bien qu’un jour nous commentions l’un des ouvrages de Jean-Claude Michéa. C’est désormais le cas avec la présente chronique de Notre ennemi le capital paru en janvier 2017. Michéa, proche de Jacques Julliard, appartient à cette catégorie d’intellectuels de gauche qui ne se sont jamais remis du tournant libéral pris par Mitterrand en 1983 et l’abandon du peuple par cette gauche fraîchement convertie qui s’en est suivi. Notre auteur, socialiste républicain, est assez proche des idées du conservateur Alain de Benoist (qui cite Michéa dans ses ouvrages Au-delà des droits de l’homme et Le moment populiste), en ce qu’ils ont tous deux pris de salutaires distances avec les entreprises de déconstruction orchestrées par le progressisme actuel échevelé et devenu fou. Pour Michéa, « Il est clair que la véritable maxime socialiste devrait être : " Cours moins vite camarade, le nouveau monde -celui du réchauffement climatique, de Goldman Sachs et la Silicon Valley- est devant toi ! "». Car la poursuite insensée et continue du profit capitaliste conduit tout droit à la destruction de la nature et de l’humanité. C’est la démonstration qu’effectue notre intellectuel de gauche dans son ouvrage. Son point de vue athée et sa dialectique d’un marxisme pur ne manquent pas de sel sans pour autant offrir toutes les clés d’un avenir meilleur.
La société de consommation se met en place aux Etats-Unis dans les années 1920. Elle est mue par la logique inhérente à toute l’idéologie libérale de la maximisation à l’infini du capital : « Ce monde où chacun doit finir, tôt ou tard, par être mis en concurrence avec tous, conformément au principe libéral " d’extension du domaine de la lutte ", où il est en effet vital, si l’on veut rester dans la course, d’accroître sans cesse la valeur de son capital de départ (toute attitude " conservatrice " étant nécessairement suicidaire dans une économie " ouverte " et théoriquement concurrentielle). » L’injonction systémique de la croissance infinie, de l’innovation continue, de la confiance aveugle dans l’idée de progrès, permet à soixante-deux individus de détenir l’équivalant de la richesse de la moitié la plus pauvre de l’humanité. Michéa s’insurge devant la statistique, nous avec lui. Il pourrait alors rejoindre Onfray sur la prépondérance qu’il faut donner au peuple, « dont les élites nient l’existence et ont tout à craindre du réveil politique qui serait le sien .» Ce peuple, grand oublié des élites qui s’amusent sur leur terrain de jeu qu’est la planète (" le monde est un village ", n’est-ce pas cette géniale affirmation partout répétée ?), maintient en son sein le principe du coup de main, de l’entraide, l’esprit du don ou du common decency, dans des proportions encore considérables. Ces solidarités-là sont perçues comme naïves et mystifiantes par la quasi-totalité du clergé médiatique et universitaire. « De ce point de vue, le libéralisme apparaît comme une philosophie du soupçon et de la déconstruction généralisée, " un scepticisme devenu institution " selon Pierre Manent. »
Dans l’économie planétarisée et médiatisée, il n’est plus utile de maintenir une morale commune, des cultures locales, des frontières protectrices ou toutes les manières de vivre traditionnellement partagées. La Silicon Valley, nouvelle Mecque du capitalisme mondial, a réussi la synthèse de la cupidité des hommes d’affaires libéraux et de la contre-culture hippie des sixties. Cela a créé des homo-œconomicus déterritorialisés, actionnaires cools et tolérants pourvu qu’ils s’enrichissent, apatrides hyper-nomades digitalisés et sans-frontiéristes. Pour Michéa, le libéralisme économique d’Adam Smith, de Turgot ou de Voltaire ne trouve pas sa source « dans la pensée réactionnaire d’un Bossuet mais dans le libéralisme politique et culturel des Lumières, dont je (Michéa) ne songe pas à nier un seul instant les nombreux aspects émancipateurs, notamment partout où sévit encore un système patriarcal et théocratique. » On voit bien ici ce qui nous sépare de l’auteur, car une société basée sur l’autorité d’une morale chrétienne commune et sur les structures traditionnelles de la famille, du couple, de la continuité héréditaire par la procréation, est pour lui un modèle trop conservateur. On peut donc dire que sa critique du capital, « du règne chaque jour un peu plus déshumanisant de la marchandise et de l’aliénation consumériste », toute pertinente qu’elle soit, ne conduira ni à des solutions satisfaisantes ni à la nécessaire refonte de notre pays, car l’omission de la morale et de l’identité chrétiennes est un élément fondamental d’analyse qui lui fait défaut. Son analyse horizontale est celle de tout matérialisme. Son matérialisme socialiste et " généreux " s’oppose peut-être au matérialisme libéral inégalitaire, mais au fond, ce sont toujours deux matérialismes.
Le diagnostic et l’analyse sont pourtant pointus par endroits. Ainsi les avancées sociétales (droits des homosexuels, vote des étrangers, mariage pour tous, GPA et PMA, clonage humain bientôt, fascination pour toutes les minorités de préférence discriminées), promues par les progressistes, constituent « ce flamboyant "libéralisme culturel" qui est aujourd’hui devenu leur marqueur électoral et leur ultime valeur refuge ». Le rejet de tout cela par les classes populaires s’explique par leur compréhension que ce libéralisme culturel n’est que le corollaire "sociétal" logique du libéralisme économique de Milton Friedman et d’Emmanuel Macron. La déconnexion progressive du système capitaliste d’avec la vie humaine pourrait générer une "période de catastrophes" dont on sent bien déjà les prémices. Le transhumanisme, "ultime religion du capital", est à cet égard révélateur du projet d’atomisation du monde où les individus règnent en maîtres : « Les postulats philosophiques du transhumanisme remontent en partie au nominalisme de Guillaume d’Ockham au XIVème siècle qui écrivait un Totum sunt partes (que l’on peut traduire par " la société n’existe pas, il n’y a que des individus "). »
Il faut donc à toutes forces revenir à l’incarnation et à la singularité des intelligences individuelles que l’on replacerait dans la logique collective d’un bien commun. Le tout cadré par le principe d’un ordre vertical et supérieur que l’on nommerait Dieu.