Pour Taguieff, la complotologie est un sport de combat
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Pour Taguieff, la complotologie est un sport de combat
Par Maximilien Friche
9 juin 2013 22:00
Pierre-André Taguieff vient de sortir un livre pour renouer avec la sagesse. Son ouvrage, simplement intitulé « Court traité de complotologie », permet de comprendre les mécanismes de ce qui n’est qu’idéologie de comptoir assise sur une couche faite d’un mix de philosophie, religion, littérature et sciences humaines, formant un joyeux pot-pourri au marketing des plus efficaces. En fait, dans sa générosité, Taguieff nous livre deux livres en un, fallait pas, c’est presque trop. Après son explication de ce que sont les théories du complot, il nous livre une illustration très concrète, l’histoire du fameux complot judéo-maçonnique, de ses origines à aujourd’hui, polymorphique et caricatural. Dans sa fougue de vouloir être sage, il en oublierait presque l’existence réelle des lobbies.
Il était logique que l’auteur donne dans le néologisme pour caractériser l’étude de ce phénomène consistant à produire des théories de complots. Complotologie est immédiatement adopté pour disposer de cette hauteur scientifique minimum, cette mise à distance salutaire vis-à-vis de l’irrationalité par excellence. Et pourtant « Ce qui caractérise, ici comme ailleurs, les explications conspirationnistes, ce n’est pas leur irrationalité, c’est au contraire la démesure dans la quête d’une vision rationnelle… »1. Taguieff nous rappellerait donc que la sagesse implique d’accepter qu’une part du monde reste le fruit du fortuit. Les adeptes du complot n’y croient pas. Ils ont besoin de se raccrocher à une intentionnalité préexistant au mal. Ils nient les effets pervers. Ils croient en l’efficacité et la performance de ce mal. Comme le mal ne peut venir que du mal, le but est d’établir une généalogie systématique jusqu’à Satan. Le conspirationniste cherche donc la corporéité du diable dans une société sans Dieu maintenant. Il cherche l’incarnation du démon.
Taguieff identifie l’origine de ce réflexe conspirationniste dans les ruptures profondes de l’Histoire, les scissions de la société. 1789 est évidemment un point central pour le travail des conspirationnistes. C’est le départ de l’excitation réciproque. Il y a d’ailleurs une alimentation double, révolutionnaire et contrerévolutionnaire des théories. À l’origine de la création du complot, Taguieff débusque systématiquement des sentiments collectifs, d’abord la peur, puis la haine. Il suffit après de se raconter des histoires pour dissiper la peur et assouvir la haine, ces histoires, ce sont les complots. Et pour que cela marche, le marketing est ainsi défini par l’auteur : « trois qualités sociocognitives dont la combinaison semble assurer le succès d’une rumeur sur le marché cognitif : l’évocabilité, la crédibilité et la mémorabilité. »2.
Par la multiplicité des exemples qu’il donne, Taguieff montre à quel point ceux qui sont à l’origine de la théorie du complot sont aussi souvent ceux qui fantasment d’exercer par eux-mêmes ce complot. Il n’y a pas pire comploteur que celui qui prête à autrui ses propres désirs. On prête au camp adverse une intentionnalité et une efficacité qui représente en fin de compte notre intention première et finalement notre fantasme. D’autant que le camp adverse peut ne pas être enclin à nier, y trouvant une opportunité pour créer sa propre mythologie. Le conflit de société nourrit le conspirationnisme, et quand la société devient mondialisée, il y a emballement.
Pour Taguieff, ce qui a permis l’explosion des théories du complot à la fin du XXème siècle et au début du notre, est lié à l’influence de la sociologie. Cette dernière postulant régulièrement que l’individu n’est qu’un pion mu et pensé par des déterminismes sociétaux, produit automatiquement des thèses visant à identifier l’origine de ces déterminismes. Et ceux qui sont à l’origine sont faciles à débusquer, puisque c’est nécessairement ceux « à qui profite » la société. La sociologie est la science où le monde pense l’individu et non l’inverse. Les opportunistes deviennent donc les comploteurs sous la logique « À qui profite le crime ? » Le crime profite bien souvent à ceux que l’on identifie comme les plus forts. La CIA, les banques, la finance internationale, les états… Ceux-là ont les moyens d’agir, bénéficient des problèmes de ce monde puisqu’ils en sont les privilégiés, ils ont donc eu l’intention de produire ce mal et y sont parvenus. Être conspirationniste, c’est donc à partir de là, défendre le plus faible, lui faire prendre conscience des rouages du monde et le préparer au combat. Bourdieu qualifiait bien la sociologie de sport de combat, les aficionados du conspirationnisme font de leur théorie une arme facile pour combattre les puissants et pour servir leur idéologie. Tout devient prétexte à l’exercice de ce combat intellectuel : 11 Septembre, guerre d’Irak, Madoff, grippe H1N1, mort de Ben Laden, DSK… L’actualité est digérée par ce ventre conspirationniste résolu à combattre les puissants. Taguieff ironise ainsi sur Assange, sympathique complotiste : « Si sympathique que son personnage de Robin des Bois de l’âge du web fait oublier le théoricien complotiste. C’est qu’il a réussi à convaincre le grand public qu’il était du côté du peuple et des peuples, contre les puissants, les cyniques, les méchants » 3.
La deuxième partie de ce court traité, ou plus exactement, le deuxième livre, porte exclusivement sur le complot judéo-maçonnique, son histoire, sa construction et son « enrichissement » au fil des siècles. On a l’impression qu’il décrit l’évolution d’un poison ou d’un virus. Pas très dangereux au début, il ne cesse de renforcer son efficacité jusqu’à la Shoah. Pour autant, il y a une vie de ce virus après la Shoah. Plus subtile mais pas moins efficace que dans les années 30. Taguieff traque toutes les récupérations de la théorie du complot judéo-maçonnique, son caractère de mutant. Cette théorie mute pour survivre. Le complot judéo-maçonnique a l’avantage d’être malléable à l’excès. Il passe de mains en mains pour être incorporé à l’idéologie d’étagère qui l’attend pour s’enfler. Il est né dans les rangs contre-révolutionnaires de ceux qui désemparés face au violent changement de société cherchaient des responsables à cette mise en œuvre diabolique. Pour Taguieff, tout semble fabriqué. Pourtant il semble tout autant sage et essentiel de reconnaître les lobbies et leur degré d’influence que d’évacuer le conspirationnisme. Taguieff ne parvient pas à cette double sagesse. Il évacue et déboulonne, tout simplement. Ce serait presque vexant pour Philippe Égalité, grand maître qui organisait la propagation des idées révolutionnaires dans son palais royal inaccessible par nature à toute intervention de la force publique. Taguieff s’est juste laissé un petit peu emporté dans son désir de pureté. Son essai sur le complot judéo-maçonnique possède tout de même l’intérêt de nous en raconter l’histoire et surtout de nous révéler ses actualisations récentes.
Pierre-André Taguieff explique le lent processus de développement du complot judéo-maçonnique dans l’esprit occidental. Tout au long du XIXème siècle, à force d’écrits riches en style et en détails, en créativité également, puisque c’est à cette époque que l’on produit le faux « protocole des sages de Sion », la droite nationaliste naissante se fonde sur le combat acharné du complot judéo-maçonnique en fusionnant d’ailleurs les deux figures stéréotypées du juif et du franc-maçon. Cette voie va engendrer les nihilismes d’extrême droite que nous connaissons tous et conduire aux camps. Ce qui est surprenant, c’est la robustesse de ce conspirationnisme, sa récupération après guerre, sa recréation à l’époque moderne et encore maintenant. Une bonne théorie du complot est avant tout une théorie pâte-à-modeler. Le complot judéo-maçonnique est donc preuve à l’appui « le complot pour tous. » Il faut noter qu’aucune synthèse n’effraie les adeptes du complot. L’internationale révolutionnaire et l’internationale de la finance sont les deux faces d’une même monnaie qui ne peut être autre que l’internationale juive. Le complot judéo-maçonnique sert aujourd’hui aussi bien aux altermondialistes et aux milieux d’extrême gauche, qu’aux islamistes les plus verts. Et dans cette veine, l’Histoire embarrasse, les faits sont des obstacles, la théorie du complot justifie donc tout négationnisme.
Une fois lu ce court traité sur la complotologie, de fait le plus complet, nous avons le sentiment d’avoir reçu un cours magistral relativement libérateur. Taguieff le dit, il y a une « toxicomanie de la haine » dans la croyance au complot. Cette dernière est excitée par certaines caractéristiques de notre monde : prolifération des minorités, règne du doute sans limite, diffusion ultra rapide de l’information (qui parfois précède l’événement) et enfin la surabondance de cette information. « La plupart de ces mythes sont des mythes répulsifs, qui expliquent le cours de l’Histoire en alimentant l’inquiétude de ceux qui y croient. Ils fournissent du sens mais ne suppriment pas la peur. »4 Pierre-André Taguieff nous réveille donc de notre cauchemar. Avec son livre, il nous conduit à respirer profondément, à redevenir sages. Il livre une sorte de thérapie de groupe pour ceux qui se sont trop adonnés à ce sport de combat appelé sociologie. Mais ne restons pas naïfs trop longtemps, et reconnaissons tout de même l’existence de ces lobbies qui tirent dans tous les sens, selon des stratégies très variées et permettant au final de peut-être re-créer les conditions du hasard.
Une facilité au service d’un combat
Il était logique que l’auteur donne dans le néologisme pour caractériser l’étude de ce phénomène consistant à produire des théories de complots. Complotologie est immédiatement adopté pour disposer de cette hauteur scientifique minimum, cette mise à distance salutaire vis-à-vis de l’irrationalité par excellence. Et pourtant « Ce qui caractérise, ici comme ailleurs, les explications conspirationnistes, ce n’est pas leur irrationalité, c’est au contraire la démesure dans la quête d’une vision rationnelle… »1. Taguieff nous rappellerait donc que la sagesse implique d’accepter qu’une part du monde reste le fruit du fortuit. Les adeptes du complot n’y croient pas. Ils ont besoin de se raccrocher à une intentionnalité préexistant au mal. Ils nient les effets pervers. Ils croient en l’efficacité et la performance de ce mal. Comme le mal ne peut venir que du mal, le but est d’établir une généalogie systématique jusqu’à Satan. Le conspirationniste cherche donc la corporéité du diable dans une société sans Dieu maintenant. Il cherche l’incarnation du démon.
Taguieff identifie l’origine de ce réflexe conspirationniste dans les ruptures profondes de l’Histoire, les scissions de la société. 1789 est évidemment un point central pour le travail des conspirationnistes. C’est le départ de l’excitation réciproque. Il y a d’ailleurs une alimentation double, révolutionnaire et contrerévolutionnaire des théories. À l’origine de la création du complot, Taguieff débusque systématiquement des sentiments collectifs, d’abord la peur, puis la haine. Il suffit après de se raconter des histoires pour dissiper la peur et assouvir la haine, ces histoires, ce sont les complots. Et pour que cela marche, le marketing est ainsi défini par l’auteur : « trois qualités sociocognitives dont la combinaison semble assurer le succès d’une rumeur sur le marché cognitif : l’évocabilité, la crédibilité et la mémorabilité. »2.
Par la multiplicité des exemples qu’il donne, Taguieff montre à quel point ceux qui sont à l’origine de la théorie du complot sont aussi souvent ceux qui fantasment d’exercer par eux-mêmes ce complot. Il n’y a pas pire comploteur que celui qui prête à autrui ses propres désirs. On prête au camp adverse une intentionnalité et une efficacité qui représente en fin de compte notre intention première et finalement notre fantasme. D’autant que le camp adverse peut ne pas être enclin à nier, y trouvant une opportunité pour créer sa propre mythologie. Le conflit de société nourrit le conspirationnisme, et quand la société devient mondialisée, il y a emballement.
Pour Taguieff, ce qui a permis l’explosion des théories du complot à la fin du XXème siècle et au début du notre, est lié à l’influence de la sociologie. Cette dernière postulant régulièrement que l’individu n’est qu’un pion mu et pensé par des déterminismes sociétaux, produit automatiquement des thèses visant à identifier l’origine de ces déterminismes. Et ceux qui sont à l’origine sont faciles à débusquer, puisque c’est nécessairement ceux « à qui profite » la société. La sociologie est la science où le monde pense l’individu et non l’inverse. Les opportunistes deviennent donc les comploteurs sous la logique « À qui profite le crime ? » Le crime profite bien souvent à ceux que l’on identifie comme les plus forts. La CIA, les banques, la finance internationale, les états… Ceux-là ont les moyens d’agir, bénéficient des problèmes de ce monde puisqu’ils en sont les privilégiés, ils ont donc eu l’intention de produire ce mal et y sont parvenus. Être conspirationniste, c’est donc à partir de là, défendre le plus faible, lui faire prendre conscience des rouages du monde et le préparer au combat. Bourdieu qualifiait bien la sociologie de sport de combat, les aficionados du conspirationnisme font de leur théorie une arme facile pour combattre les puissants et pour servir leur idéologie. Tout devient prétexte à l’exercice de ce combat intellectuel : 11 Septembre, guerre d’Irak, Madoff, grippe H1N1, mort de Ben Laden, DSK… L’actualité est digérée par ce ventre conspirationniste résolu à combattre les puissants. Taguieff ironise ainsi sur Assange, sympathique complotiste : « Si sympathique que son personnage de Robin des Bois de l’âge du web fait oublier le théoricien complotiste. C’est qu’il a réussi à convaincre le grand public qu’il était du côté du peuple et des peuples, contre les puissants, les cyniques, les méchants » 3.
Complot judéo-maçonnique, une théorie virale mutante
La deuxième partie de ce court traité, ou plus exactement, le deuxième livre, porte exclusivement sur le complot judéo-maçonnique, son histoire, sa construction et son « enrichissement » au fil des siècles. On a l’impression qu’il décrit l’évolution d’un poison ou d’un virus. Pas très dangereux au début, il ne cesse de renforcer son efficacité jusqu’à la Shoah. Pour autant, il y a une vie de ce virus après la Shoah. Plus subtile mais pas moins efficace que dans les années 30. Taguieff traque toutes les récupérations de la théorie du complot judéo-maçonnique, son caractère de mutant. Cette théorie mute pour survivre. Le complot judéo-maçonnique a l’avantage d’être malléable à l’excès. Il passe de mains en mains pour être incorporé à l’idéologie d’étagère qui l’attend pour s’enfler. Il est né dans les rangs contre-révolutionnaires de ceux qui désemparés face au violent changement de société cherchaient des responsables à cette mise en œuvre diabolique. Pour Taguieff, tout semble fabriqué. Pourtant il semble tout autant sage et essentiel de reconnaître les lobbies et leur degré d’influence que d’évacuer le conspirationnisme. Taguieff ne parvient pas à cette double sagesse. Il évacue et déboulonne, tout simplement. Ce serait presque vexant pour Philippe Égalité, grand maître qui organisait la propagation des idées révolutionnaires dans son palais royal inaccessible par nature à toute intervention de la force publique. Taguieff s’est juste laissé un petit peu emporté dans son désir de pureté. Son essai sur le complot judéo-maçonnique possède tout de même l’intérêt de nous en raconter l’histoire et surtout de nous révéler ses actualisations récentes.
Pierre-André Taguieff explique le lent processus de développement du complot judéo-maçonnique dans l’esprit occidental. Tout au long du XIXème siècle, à force d’écrits riches en style et en détails, en créativité également, puisque c’est à cette époque que l’on produit le faux « protocole des sages de Sion », la droite nationaliste naissante se fonde sur le combat acharné du complot judéo-maçonnique en fusionnant d’ailleurs les deux figures stéréotypées du juif et du franc-maçon. Cette voie va engendrer les nihilismes d’extrême droite que nous connaissons tous et conduire aux camps. Ce qui est surprenant, c’est la robustesse de ce conspirationnisme, sa récupération après guerre, sa recréation à l’époque moderne et encore maintenant. Une bonne théorie du complot est avant tout une théorie pâte-à-modeler. Le complot judéo-maçonnique est donc preuve à l’appui « le complot pour tous. » Il faut noter qu’aucune synthèse n’effraie les adeptes du complot. L’internationale révolutionnaire et l’internationale de la finance sont les deux faces d’une même monnaie qui ne peut être autre que l’internationale juive. Le complot judéo-maçonnique sert aujourd’hui aussi bien aux altermondialistes et aux milieux d’extrême gauche, qu’aux islamistes les plus verts. Et dans cette veine, l’Histoire embarrasse, les faits sont des obstacles, la théorie du complot justifie donc tout négationnisme.
Une fois lu ce court traité sur la complotologie, de fait le plus complet, nous avons le sentiment d’avoir reçu un cours magistral relativement libérateur. Taguieff le dit, il y a une « toxicomanie de la haine » dans la croyance au complot. Cette dernière est excitée par certaines caractéristiques de notre monde : prolifération des minorités, règne du doute sans limite, diffusion ultra rapide de l’information (qui parfois précède l’événement) et enfin la surabondance de cette information. « La plupart de ces mythes sont des mythes répulsifs, qui expliquent le cours de l’Histoire en alimentant l’inquiétude de ceux qui y croient. Ils fournissent du sens mais ne suppriment pas la peur. »4 Pierre-André Taguieff nous réveille donc de notre cauchemar. Avec son livre, il nous conduit à respirer profondément, à redevenir sages. Il livre une sorte de thérapie de groupe pour ceux qui se sont trop adonnés à ce sport de combat appelé sociologie. Mais ne restons pas naïfs trop longtemps, et reconnaissons tout de même l’existence de ces lobbies qui tirent dans tous les sens, selon des stratégies très variées et permettant au final de peut-être re-créer les conditions du hasard.
- P. 154 - Court traité de complotologie - Pierre-André Taguieff – Editions Mille et une nuits - ISBN-10: 2842057503
- P. 46 - Court traité de complotologie - Pierre-André Taguieff – Editions Mille et une nuits - ISBN-10: 2842057503
- P 172 - Court traité de complotologie - Pierre-André Taguieff – Editions Mille et une nuits - ISBN-10: 2842057503
- P. 411 - Court traité de complotologie - Pierre-André Taguieff – Editions Mille et une nuits - ISBN-10: 2842057503