Obregon contre les enfants du millénaire
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Contre les enfants du millénaire est le titre du pamphlet de Marc Obregon, dessinateur, musicien et contributeur au mensuel l’Incorrect. L’auteur décrit minutieusement, et avec fougue, et force poésie, les ressorts d’une chute perpétuelle : « Nous avons vu l’empire de l’information éclore alors que fanait celui des sensations, nous avons vu des animalcules de silicium grossir dans nos mains et dans nos songes. » Et nous avons négligé l’être, pourrions-nous ajouter. Nous avons résolument opté pour l’horizontalité permanente qui semblait plus réelle, plus accessible, or c’était l’inverse, la verticalité, qui aurait dû nous sauver de la pesanteur matérielle et nous conduire vers la grâce. Ne voulant plus de l’élévation, nous nous sommes heurtés au tout virtuel. « L’ablation du divin », c’est un monde construit sur l’absence de Dieu et « c’est son absence elle-même que l’on voudrait nier. » Le diagnostic sonne parfaitement juste. C’est bien là le malheur qui nous étreint : avoir voulu ostraciser toute perspective de mystère. Chesterton le disait en des termes irréversibles : « A ne plus croire en Dieu, l’homme ne croit plus en rien, et s’il ne croit plus en rien, il croit en n’importe quoi. »
Dès lors, quelles sont les diverses scènes de crime de la société post moderne ? « Partout où l’on colle l’adjectif « européen », il n’y a qu’une mort programmée de L’Esprit qui a fondé nos Nations » ; « La véritable malédiction sera proférée lorsque nous aurons de nous-même un double digital consultable en temps réel, un avatar projeté dans le cloud et façonné via la collecte de nos données par les Grands Calculateurs. » ; « Le transhumanisme fait partie de ces contre-mythologies qui sont depuis toujours déployées par Hollywood, comme résidant au cœur de son inconscient collectif. Hollywood, industrie qui produit de l’immatériel, est donc propre à révéler par l’en-creux les leviers téléologiques du monde à venir. »
Obregon est un manieur de mots, il décrit notre « ère de je », l’égotisme comme principal symptôme d’une époque acquise au narcissisme de l’individu. Sur l’obsession de l’égalité, autre facette de la démesure du « moi », il use d’une formule symbolique : « Nous sommes tous égos dans le tout à l’égo. » Il fustige ces couples modernes qui, par hygiénisme, écologisme, pornocracisme hédoniste ou toute autre considération « supérieure » refusent en conscience d’avoir des enfants : « Abonnés à Netflix, devant des programmes qui les abêtiront jusqu’à la racine même de leur être, qui désosseront leur verticalité, leur transcendance même […] A peine rentrés de leurs open space et de leurs bulles de coworking, où ils ne font qu’empiler les briques méta tertiaires réclamées par des cultes indigents, récemment celui de connecter les objets entre eux, et bientôt de les faire parler…Peut-on imaginer plus cauchemardesque qu’un monde où votre fer à friser se met à vous parler ? »
En lisant notre auteur, l’on se souvient avec jubilation de l’homo festivus de Philippe Muray, ce citoyen obnubilé par le divertissement et les loisirs, et l’on songe encore à Orwell, à Huxley, à tous ces prophètes contemporains qui ont tiré la sonnette de l’urgence. Souvent sans résultat apparent ; vox clementis in deserto !
L’on pense aussi à l’éclipse de la mort (voir l’excellent livre de Robert Redeker) dans cet Occident décidé à faire disparaître des radars la grande faucheuse priée de s’effacer devant la comédie, le spectacle et les joies factices. Le grand historien de la mort Philippe Ariès (1914-1984) parlait de l’ensauvagement de la mort. Ce phénomène a été particulièrement prégnant pendant la crise du Covid 19 où les Ephad se sont transformés en mouroirs anonymes (ce qu’ils étaient déjà à un degré moindre). Par fausse pudeur et vraie défiance de la mort, la terminologie a évolué : la mort s’est changée en décès, ou en départ. La mort, partie intégrante de la vie et de l’incarnation de notre être, a été vidée de sa substance et rendu à l’indigente condition de formalité administrative. La réification de l’existence humaine a généré le refus de toute finitude. Dit avec les mots obregoniens, le constat glaçant de cette réalité semble tout droit sorti d’une mauvaise science-fiction : « Ici se situe la perte de sens. Déverticalisé, le monde occidental, l’a été d’abord par l’avènement d’une méta-classe, la classe bourgeoise, qui a su écrêter le réel de toute préemption divine, de toute notion de bien commun, pour le répandre dans la flaque inique de l’égalitarisme le plus crasse, celui-ci étant le nid parfait d’un monde réinventé par sa seule capacité d’avoir. Domotique du vide : l’ère de l’enregistrement, culminant avec les capacités infinies de l’encodage numérique, puis la colonisation et l’immigration de masse. »
Homo economicus et son jumeau, homo-festivus, n’ont d’autre horizon que la scénarisation de soi par l’image. Les réseaux sociaux leur sont un alpha et un omega, un leitmotiv qui révèle à leurs dépens l’ampleur du vide intérieur en eux, abîme creusé plus profondément encore par l’action ravageuse du profit, finalité de la vie contemporaine et maître tyrannique. Ah !!! Voir sa propre personne « augmenter », devenir ce surhomme, quelle promesse d’accomplissement, et quelle fin ubuesque du spectacle : « Aujourd’hui, chacun devient sa propre source de revenu, d’information, de divertissement, de libido, chacun voit sa réalité augmentée par l’instagrammisation du quotidien. Chacun crée son petit nuage de lubies minuscules dont il espère tirer un revenu, une dîme monétisable, car rien de tel qu’un fantasme lilliputien, qu’une addiction sans risque, pour être répétée à l’infini, twittée, c’est-à-dire gazouillée par des centaines de petits crânes tapissés de déjections roses fluo. »