Avoir la langue bien pendue
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A chaque instant de nos échanges les mots coulent et s’inscrivent sur la grande table d’écoute de l’interlocuteur. Ils ne sont pas plutôt sortis de notre bouche qu’ils pénètrent chez l’autre, au plus profond de son être. Ils y restent inscrits, longtemps. Ils accompagnent nos gestes et les prolongent longtemps après que le son se soit dérobé sous nos lèvres. Ceux du poète ou ceux de tous les jours sont importants. Ils ont tous un rôle, une mission. Ils nous font rire, pleurer, commander, accepter ou subir. Ils s’adaptent à l’aquarelle du ciel et sont sombres ou gais. Ils vivent en nous et expriment toujours un sentiment. Ils sont employés dans la violence, au point de faire naître certains conflits. Ils révèlent la peur, la haine ou, merveilleusement, l’amour. Ils naissent au coin d’une rue ou dans un laboratoire et quittent la scène sur la pointe des pieds. Grâce à eux, le monde change. Ils sont à l’origine d’une constante révolution puisqu’ils assurent le tour de l’histoire. Ce témoignage sociologique nous est rappelé, chaque automne, lors de la sortie en librairie du Petit Larousse.
L’enseignant bourguignon - natif de Toucy, dans l’Yonne - avait vu juste et loin, en fondant avec Auguste Boyer, cette grande maison d’édition dont l’œuvre maitresse porte encore son nom. Sans prendre parti, convenons de rendre le même hommage à Littré, qui œuvra également au milieu du XIXème siècle et à Robert qui, seul et cent ans plus tard, s’attela à la tâche. Une reconnaissance justifiée pour ces écrits qui donnent des couleurs aux mots. Ils les habillent et leur attribuent un aspect événementiel que, sans eux, nous n’aurions pas remarqué avec la même intensité.
Car tous les mots de notre vocabulaire quotidien - les noms propres et les autres –, entrent par la porte d’un usage dont on ne connaît pas bien l’origine et sortent par celle d’une usure normale, dont on ignore la cause. Cela ne se dit plus, un point c’est tout. Certains deviennent même des « gros mots ». D’autres perdent leur embonpoint. Les mots font leur temps. Ils sont entachés par l’outrage des ans. Ils s’y agrègent et stigmatisent une civilisation en un lieu donné à une certaine époque.
Les apports des uns et l’Histoire des autres s’entrecroisent, se marient ici plus qu’ailleurs, et font naître cette nouvelle langue que les générations se traduisent l’une l’autre, pour essayer de se comprendre. Tout a été dit ou presque sur les anglicismes ou autres barbarismes subis par notre langue. Là n’est pas le sujet. Les goths et les wisigoths ont déjà, par le passé, tordu le cou de certains latins sans pour autant les faire disparaître. Les mots, comme les hommes s’adaptent aux situations qu’ils rencontrent et font tout pour survivre. A ce titre, ils sont le signe de l’espèce, puisqu’ils se modifient et se transforment sous tous les cieux. Cela étant, les habitudes ont la vie dure. Ainsi il demeure encore plus facile aujourd’hui de « s’étonner » en constatant un événement plutôt que de s’exprimer par ce fameux « j’hallucine ». A ce sujet, remarquons que, régulièrement, l’usage du verbe devient « grave » et que ne sachant « si ça va le faire » on conjugue n’importe quel mot pour éviter de « criser » devant son ignorance. A défaut, on le met entre « guillemets », une habitude importée d’Outre Atlantique pour donner de l’importance à quelque chose qui n’en a pas ou pour s’excuser d’employer un mot qui fait un peu « vintage ». Les antiquités ou même tout ce qui concerne le passé immédiat ont droit à des guillemets qui servent, à l’occasion, de majuscules gestuelles puisqu’il est indispensable, en prononçant le mot, de mettre ses doigts en forme d’accent circonflexe. C’est « épatant » - très « tendance » actuellement - ou « canon », comme vous voulez !
Il faut bien reconnaître que, vus de cette façon, les mots sont la parure de la langue. Ils assurent une trouée dans la nébuleuse de nos pensées. A ce sujet, l’ornement dont se pare certaines langues, le « piercing », n’est-il pas une autre manière d’avoir la langue bien pendue ?