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Comment partager le monde habité ? 1/2

Comment partager le monde habité ? 1/2

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Entretien avec Grégoire Bignier

MN : Ma première question vient d'un étonnement. Dès le début du livre, Architecture et écologie : Comment partager le monde habité ?, nous voyons la référence à Saint Benoit, référence originale dans un livre traitant de l'architecture et de l'écologie. Par ailleurs, nous lisons aussitôt que l'architecture est guidée par l'usage, par les nécessités matérielles de loger et de loger d'une certaine façon. Nous avons donc le sentiment que vous vous rapprochez davantage de l'artisan anonyme que du grand architecte dont on célèbre les œuvres… Est-ce nécessaire que le rôle de star dont les architectes comme tous les artistes se sont parés, se dissolve désormais ?

GB : La référence historique à Saint-Benoît montre qu’une simple règle de vie amène, par son succès et son développement, à un profond changement architectural, pour des raisons d’abord fonctionnelles (la taille des infrastructures d’accueil). Il me semble ainsi que l’exigence écologique conduit aujourd’hui à des changements architecturaux tout aussi importants. Et d’abord, en effet, un glissement du statut de l’architecte, de celui de bâtisseur d’une œuvre individuelle à celui d’acteur de ce changement au sein de la société.

Cela dit, les exemples d’architectes réellement intéressants - je pense à Wang Shu, Peter Zumthor ou Alejandro Aravena - montrent que les deux statuts ne sont pas incompatibles. Mais par leur talent, ce sont des exceptions et il est vrai que les exigences écologiques poussent les architectes qui en sont conscients à un peu de modestie. Dès lors, leur production - plutôt le rôle qu’ils pourraient jouer au sein de la société et des efforts que cette dernière consent pour relever le défi écologique – cette production devrait s’inscrire davantage dans une pensée collective. L’écologie nécessite une réponse d’ensemble et donc une œuvre commune, plutôt que la somme de « prouesses », fussent-elles belles. Un champ de tournesols plutôt que la roseraie de Bagatelle !

MN : Vous évoquez la notion de cycle de vie pour un bâtiment, la nécessité de le penser comme "du vivant" avec une naissance, une vie, une croissance, et une mort. Cette idée de penser à la mort d'un bâtiment dès sa conception parait contraire à l'exercice de créer une œuvre d'art dont l'objet est justement de transcender le temps et l'espace, de se relier à l'éternel, du moins d'y tenter avec les moyens humains. Nous sommes très attachés à nos vieux bâtiments et assez heureux que personne n'ait pensé leur mort, nous sommes même attachés à nos ruines pour aller plus loin. Les exigences de l'écologie nous amènent-elles finalement à nier toute prétention artistique en architecture ? Et en poussant le bouchon encore plus loin, pour me faire provoquant, ces exigences nous amènent-elles à démonter nos ruines, à gommer les traces de nos civilisations ? Peut-on encore hériter à l'ère où architecture et écologie veulent se marier ? Et de la même manière doit-on avoir l'ambition de transmettre ?

GB : Dans mon livre, je ne parle pas de « mort » du bâtiment, mais de réemploi, de transformation ou de démantèlement. Ainsi, un immeuble haussmannien a fait la preuve de sa capacité à accueillir d’autres usages (logement, puis bureaux, puis à nouveau logement). Le Parthénon a d’abord été un lieu de culte, puis une poudrière pour finir en un lieu touristique tandis que de nombreux ponts métalliques ont été réemployés pour construire d’autres ouvrages. Certaines halles de marché en bois (par exemple, celle de Dives-sur-Mer) ont presque un demi-millénaire d’existence. Enfin, je cite dans mon livre la cathédrale de Chartes que j’oppose au centre Beaubourg et à la centrale de Tchernobyl en tant que modèle écologique.

Mais, vous avez raison, l’amour des hommes pour leurs monuments, même en ruines, fait s’interroger sur la vocation des villes dont on peut dire que leur nature est d’être d’abord un lieu de mémoire avant d’être un projet économique. Si on compare notre période avec celles qui nous ont précédées, on compare ce qui en est resté avec la production actuelle. La comparaison est faussée dans la mesure où ce qui est resté ne l’a pas été uniquement parce qu’on construisait mieux avant, mais parce qu’on a aussi fait l’effort de conserver ce qui méritait de l’être. Ainsi, on compare souvent l’exceptionnel avec le courant, donnant l’illusion, hormis pour quelques chefs-d’œuvre, d’un âge d’or architectural.

Ainsi, la matière a pour vocation de redevenir matière (« cendres, tu redeviendras cendres ») tandis que l’âme humaine celle de se transformer en lumière. C’est  pourquoi, en effet, le salut passe par l’accomplissement du destin de l’Homme, celui de transmettre le message et non pas un héritage matériel. Finalement, à mi-parcours de la vie d’un homme, seule la volonté de transmettre cette lumière à ses descendants (ou en enseignant aux autres hommes) donne un sens à celle-ci. C’est pourquoi il me semble que la question écologique repose la question de la destinée humaine.

MN : la réversibilité que vous évoquez justement afin de respecter la création, la nature, a-t-elle systématiquement comme conséquence de penser la mort d'un bâtiment ?

GB : Si l’écologie a tout intérêt à tirer les enseignements du passé, elle doit aussi penser l’avenir. C’est d’ailleurs le paradigme du développement durable, les fameuses générations futures. Pour la première fois sans doute, l’humanité se trouve dans une situation où elle n’a pas seulement le loisir ou l’angoisse, mais aussi le devoir, de dater le futur. Aussi, les architectes doivent-ils participer à cet effort en concevant leurs bâtiments sur des hypothèses crédibles de prospective.

Pour cela, il leur faut d’abord prendre conscience que leurs bâtiments ne sont pas seulement des œuvres artistiques, mais aussi le signe incorruptible (pour reprendre le mot d’Octavio Paz) de plusieurs réels humains : la politique, l’économie, la culture, l’accès aux ressources naturelles, la démographie, etc… Or, ces réels ont depuis une époque relativement récente bien divergé de leur condition d’origine, la Nature. Ces réels ont une pris une autonomie par rapport à elle, autonomie qui ne peut être pensée que par une éthique qui est propre à chaque réel (par exemple, la bioéthique, l’équité économique, etc…).

Pour moi, faire de la prospective écologique, c’est vouloir faire re-converger ces réels pour créer un métabolisme entre eux, convergence qui permet d’espérer un salut avant que d’atteindre le Graal d’une fusion entière des éléments du Cosmos. Les bâtiments, en tant que constituant de ce grand corps, contribuent à cet ensemble qui cherche à éviter l’irréversibilité.


Comment partager le monde habité ? 2/2
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