L’âme de lord Balfour (10)
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9 février 1797, libération du ghetto d’Ancône. Ris, danses, pleurs de joie ! Quelles fêtes ce jour-là ! Feux de joie, tôt suivis de la destruction des murailles avant que tous ne bêchent et ne plantent à foison des arbres de la Liberté. Vient ensuite le tour des ghettos de Rome, de Venise et de Vérone. Plus d’étoiles, plus de bonnets jaune-traître, plus de brimades tolérées et même autorisées envers le peuple déicide. Plus d’issues fermées la nuit, de métiers interdits ni même de privation de passage ou de séjour. La nuit le cède au jour. La porte bat, béante, sur l'Émancipation qui n’est encore qu’une simple égalité des droits. En réalité, un seul droit, le droit de disparaître en tant que nation et un unique devoir : le devoir de devenir un citoyen comme les autres, ce marrane- citoyen, qui pour toute cité, n’a que le lieu de sa naissance, pour résidence, la terre où gisent ses ancêtres et pour dieu, un être adoré en secret-âme des grandes amours. Pour que l’opération fût réussie, il aurait fallu que le préjugé fût brûlé en place de grève et disparût en cet instant magique où légende, colportée par les champs et par les villes, court de bouche en bouche de part et d’autre de l’Europe. Déjà les juifs allemands rêvent de quitter leurs zones de résidence et de découvrir l’entièreté du pays !
« Nouvelle d’une proclamation du général Buonaparte aux juifs, dans laquelle il les invite à se ranger sous ses drapeaux pour aller relever les murailles de Jérusalem[1]. »
Qu’importent les motivations du Général- recruteur, la démagogie de sa posture, leur situation menace de s’améliorer. Tous, mêmes les ashkénazes, s’en réjouissent. Les historiens pourront toujours minimiser les faits :
« L’invincible Bonaparte, maître de la Syrie, à la tête d’une armée de cent mille hommes a proclamé la délivrance de Jérusalem et de la Judée, et appelé dans leur ancienne patrie les Hébreux dispersés sur toute la terre. »
Nul jamais n’a pouvoir de barrer la route à la consolation et à l’espérance. Bien entendu, la motivation est double et la source comme souvent - toujours - impure. Et quand, à Sainte-Hélène, le réprouvé se souvient de sa vie, érigeant son Mémorial – on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même –, il avoue la dualité de son âme en cette affaire, confesse avoir d’abord « désiré libérer les juifs et en faire des citoyens à part entière » avant de retomber dans la vieille ornière, la même toujours : « faire profiter le pays de la valeur ajoutée par l’afflux de richesses. » Avant le Concordat, la réunion du Grand Sanhédrin, il nous faut entendre les proclamations du jeune Bonaparte comme la seule séquelle de ses lectures romaines. Les légions, en effet, avaient ordre de protéger toutes les religions. Rome n’avait-elle pas coutume de recevoir en ambassade les dieux étrangers afin agrandir son imperium et d’augmenter (Auguste) sa paix ?
Napoléon, tout d’abord, s’appelle Bonaparte. Pire : Buonaparte, un nom de métèque, de pas grand- chose. Chateaubriand le criera assez fort avant d’admettre que le retour à la case monarchie ne sera plus le même et qu’avec lui “ quelque chose a changé”.
Ce quelque chose, ce presque rien, n’a jamais été mieux défini que par Hegel :
« J'ai vu l'Empereur- cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c'est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine (… )
Le nom de Iéna dans l’Europe à venir :
des tirailleurs français, suivis des troupes régulières dans Iena, les feux de bivouacs des bataillons français, l'incendie de la ville[2]. »
La symphonie héroïque de ces Junkers défaits par des vagabonds, des va-nu-pieds, demain, se fera tragédie quand l’utopie de la nation soldatique se réveillera. Pour l’heure, Wagner - ses sortilèges et ses nuées - n’a pas encore paru.
Ce quelque chose, ce presque rien tient précisément au roman, au rêve d’empire. Une forme désormais vide puisque juridiquement le droit des personnes prévaut sur celui des États. Qu’importe ! Au-delà des frontières étroites des domaines familiaux et nationaux, une association plus vaste se dessine, qui se souvient et se rêve comme la condition de possibilité d’une paix perpétuelle et, en creux, unit des hommes qui ne parlent pas la même langue mais pourtant se comprennent. Il restera de l’imperium dans les rêves de révolutions qui pourtant en elles conservent le germe du nationalisme.
Valmy. Le peuple en armes, charge contre les tyrans au cri de « vive la Nation ! », cri porté par l’armée impériale dans l’Europe entière. Aporie ? Pas tout à fait. La question du particulier et de l’universel, du multiple et de l’un est mère du politique. En dépit de ses violences, l’idée d’Empire porte en germe l’idée d’universel, tachetée de particularisme, une idée que les juifs n’auront aucun mal à reprendre à leur compte d’en avoir été les inventeurs. Quant à l’idée de nation, de libre droit des peuples à choisir leurs représentants et leur destin, disposer d’eux-mêmes, elle se maculera, sous influence germanique, de bien sombres paillettes.
À défaut d’envahir l’Angleterre et aussi de reconquérir les territoires perdus de la Royauté aux Antilles, en Inde et en Amérique, Talleyrand charge le général Bonaparte, de retour d’Italie, de « détruire l’Angleterre ».
Vaste programme.
Détruire, dit-il, une marine bien plus puissante que la nôtre. Passons sur les méthodes imaginées dont la construction d’un tunnel sous la Manche, l’usage d’un ballon susceptible de transborder une armée de douze mille hommes, sans oublier, point d’orgue de l’art militaire, section guerre asymétrique, un projet ourdi par le général Hoche d’invasion de l’île par des commandos d’anciens Chouans soutenus par des partisans irlandais – ouvriers pauvres et mauvais sujets.
Le vent d’Ouessant en décida autrement. Bonaparte avança son pion :
Pour détruire véritablement l’Angleterre, il faudrait nous emparer de l’Égypte : barrer la route des Indes à l’ennemi héréditaire.
On aurait tort de minimiser la virulence du conflit franco-anglais, qui fit écrire à Montherlant : « Il eut mieux valu que nous perdions la guerre de Cent ans ». Foin de politique fiction. Avançons. Débarquons en terre sainte aux côtés de Bonaparte et tâchons d’élucider les ragots juifs et arabes qui tantôt font de Bonaparte le nouveau Messie et tantôt un fin calculateur, prêt à se faire mahométan pour servir ses projets, en gardant toujours à l’esprit que l’Europe déjà rêve de démanteler l’Empire ottoman dont chacun prédit « la ruine et la bouleversion[3] »
Même si la chrétienté semble avoir perdu l’espérance de reconquérir les lieux saints, l’idée souterraine ne mourra jamais tout à fait, qui reparaîtra avec une violence sans égale au moment de la déclaration Balfour et lors de la création en 1948 du jeune vieil État d’Israël. Le plus symptomatique, parce que le plus excessif, demeurera Pierre Boutang, sioniste tardif, qui se réjouira de voir « les juifs garder le tombeau du Christ ». Dès que la religion s’en mêle, les discours, subreptices, s’envolent aux rives du délire.
Bonaparte n’a rien d’un délirant.
Cœur froid et imagination féconde, intelligence tactique et stratégique, impeccable rhétoricien pétri de la langue des orateurs attiques et romains, il semble l’incarnation du Prince de Machiavel coaché par Balthazar Graciàn.
Que sa geste, du caniveau aux étoiles et retour, émeuve le spectateur, ne fait en rien de lui un romantique. Que Byron, Barrès, Disraeli, Musset, Bloy, Balzac et Stendhal aient su dégager et capturer l’âme du récit, distinguer les kairoi et les porter, ardents, incandescents, aux pieds de leurs lecteurs, ne fait nullement de cet homme à visions un rêveur ni ne signifie que le Général Empereur fut animé des noblesses que lui prêteront ses aèdes. Détruire l’Angleterre, affermir la Grande Porte, déjà fort éloignée de son mythique passé, ses récits légendaires, tel était, pragmatique, le but. Bien entendu, Bonaparte en savait les légendes et sans doute, songeait-il, les fils et les successeurs de Murad Ier (1326-1389) avaient conquis Andrinople sans que le Djihad eût pris fin comme le stipulait le rêve du Sultan.
La prophétie, comme toutes les prophéties, aura fait long feu mais le destin d’Andrinople, aujourd’hui vile cité touristique des Balkans, hier grecque et aujourd’hui à nouveau turque, mérite notre intérêt. Avant que Byzance ne chût, elle abrita la capitale de l’empire ottoman. En ce lieu fut jugé et condamné Sabbataï Tsevi, notre faux Messie ; en cette ville, il se convertit à l’islam ; en cet endroit et en nul autre, le futur inventeur de la religion bahaïe séjourna avant de fonder sa religion nouvelle – ce pâle œcuménisme englobant et exhaussant les trois monothéismes ; cette ville de « la pomme d’or », lointain souvenir d’un passé grec, devenue « pomme rouge » après que la cité eut inventé un procédé de teinture, mérite qu’on s’y arrête un instant comme méritent station toutes les portes des rêves d’Empire, ensevelis pour jamais sous le sable des temps, comme la ville blanche de Zerzura le fut et le demeure sous les sables des déserts.
Les guerres et les prophéties comme marées reviennent en ces lieux frontaliers qu’un poète, naguère, à l’instar de Virgile et de son César- Auguste, avait pris soin de célébrer. Les héros et les peuples ne sont rien sans leurs aèdes mais, à la fin du conte, l’historien doit paraître pour découvrir la carcasse nue des intérêts et des ambitions. Dénombrer les cadavres, fixer l’exact coût des songes. Bonaparte avait lu Volney et, comme le note Gueniffey, les hommes des Lumières ne souhaitent qu’« arracher l’Orient à l’irréductible particularisme où l’avait enfermé Montesquieu en opposant à l’Europe, terre de modération et de liberté, l’Asie, terre du despotisme. » Bonaparte se devait, pour être ce qu’il fut, de partir en terre sainte, en ces temps où, post révolution oblige, la magie et le mythe redevenaient à la mode, ces temps où l’idée déiste et son icône Raison cédaient le pas, trop faibles repoussoirs au retour du religieux en Europe. Protestation, talisman, brandi en vain contre les meurtres de masse du temps, populicide vendéen tôt suivi par la Terreur.
Sur le modèle de la volonté de puissance d’un misérable enfant du désert devenu prophète, effacer d’un geste vif et bref des siècles d’obscurantisme et y porter le flambeau de la Révolution. Telle était la haute tâche du jeune Général, de l’homme qui n’avait pas passé le Pont d’Arcole mais soumis, à Lodi, l’Italie. Comme à l’accoutumée, au trivial le sublime se mêle, sans que l’esprit humain ne puisse orienter le fléau de son jugement d’un côté ou de l’autre. Sublime, l’Égypte n’est pas tombée entière dans l’escarcelle ottomane en raison de la farouche résistance des Mamelouks, ces fiers guerriers balkaniques convertis à l’islam, dont Bonaparte – immense dramaturge – fera sa garde privée. Curieusement, l’Égypte fut soumise de jure et non pas de facto. Trivial, s’aventurer en l’Égypte importe du fait de sa situation géostratégique, à l’exacte jonction des continents africain et asiatique. En l’occupant, les Français contrecarreraient les ambitions expansionnistes de la Russie - ce sera l’exacte position anglaise au moment de la déclaration Balfour - et si l’Égypte devenait soudain rouge, non plus rouge Andrinople mais rouge bolchévique ? De l’autre côté, par l’isthme de Suez où déjà Louvois rêvait au XVIIe siècle de percer un canal, s’ouvraient de vastes routes maritimes et de très riches carrefours. Le lecteur sait la suite, la grande roue de l’Histoire.
Le percement du canal, achevé en 1869, Disraeli qui achète au nom et à l’ordre de la reine Victoria, par l’intermédiaire de Lionel Rothschild, des actions… Plus tard, en 1956, Gamel Abdel Nasser nationalisant ce fichu passage pour tenter de clore la longue rivalité européenne en territoire arabo-musulman… L’Égypte, donc, donne accès à la mer Rouge, l’autre nom de la route des Indes, si chère à l’Angleterre. Pas de doute, pour abattre l’Angleterre, il suffira de lui couper sa chère, trop chère route, si chère que Churchill s’obstinera, lui d’ordinaire tellement réaliste, à tenter, contre toute évidence, de conserver les Indes, tant il est vrai que les grandes personnes, particulièrement celles qu’on appelle les grands hommes, toujours conservent cette âme d’enfant, en l’absence de laquelle nul n’ose ce qu’ils osent, ce qui les fait si grands.
Leur âme, grisée de contes et de légendes, sait qu’il n’en est guère de plus belles que les fables d’Orient. Quand ses contemporains, bons lecteurs de Rousseau, ancrent leurs espérances en Amérique, terre neuve et page blanche où fonder de nouvelles vieilles institutions, Bonaparte se souvient d’Alexandre qui, à vingt ans, avait conquis le monde et s’était arrêté à la porte des Indes justement. Il se souvient de Mahomet parti de rien, “qui avec de si petits moyens avait obtenu de si grands résultats[4].
En terre sainte, il en aurait appelé aux juifs ? Faiblement, à la vérité. Mais ce peuple, dressé à l’écoute, aura entendu davantage. L’historien a-t-il pour unique tâche de juger des faits ou des impacts ? Les deux, mon Capitaine. L’impact fut certain et ce n’est pas par hasard que l’Angleterre, dans sa lutte contre la France, ramassera, sur le dos des plaideurs, la flèche de Bonaparte, faisant de chaque juif l’enfant Kim dans le Grand jeu.
Difficile de mettre sur le même plan poésie, art oratoire et realpolitik. Je ne le ferai pas mais noterai que les juifs, de longtemps, ont cru véridique le texte d’une déclaration qu’aujourd’hui on sait en grande part apocryphe, d’avoir tellement voulu y croire. Après tout, la chose était plausible, Napoléon ne se rêvait-il pas poète et dramaturge avant toute chose ? Au pied du Mont THabor le 20 avril 1799, Racine s’est substitué à Bonaparte : « Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière. Quitte les vêtements de ta captivité. Et reprends ta splendeur première. Les chemins de Sion à la fin sont ouverts. Rompez vos fers, Tribus captives ; Troupes fugitives, Repassez les monts et les mers : Rassemblez-vous des bouts de l’univers[5]. »
Quand dans « la Gazette Nationale ou le Moniteur Universel », dans le numéro portant la date : « Tridi, 3 Prairial an 7 de la République française une et indivisible », (c'est-à-dire le 22 mai 1799). En voici le texte paru sous la rubrique : Politique-Turquie :
« Constantinople, le 28 Germinal. Bonaparte a fait publier une proclamation dans laquelle il invite tous les Juifs de l'Asie et de l'Afrique à venir se ranger sous ses drapeaux pour rétablir l'ancienne Jérusalem. Il en a déjà armé un grand nombre et leurs bataillons menacent Alep… »
Ici les historiens s’affrontent, les propals, Laurens en tête, l’affirme mensongère, les juifs l’estiment véridique qui, en souriant n’en ignorent pas le mobile : pouvoir user de l’argent des juifs au cas où la campagne se prolongerait… ne pas revivre la tragédie de Jaffa !
Quelque plaisir que toujours nous trouvions au légendaire, il faut se faire une raison, le poète était un réaliste et le rêveur, un bâtisseur qui, au conseil d’Etat, sans honte, déclara :
« C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais le peuple juif, je rétablirais le temple de Salomon[6]. »
Il n’en demeure pas moins vrai que quelque chose, pour les juifs, a changé à l’instant où Bonaparte posa le pied au limen d'Israël….
[1] Ce même texte avait déjà, à quelques variantes près, été publié dans deux journaux allemands : le très libéral Vossische Zeitung et la « Gazette impériale de Hambourg » à la date du 29 mai 1799.
[2] Hegel, Correspondance, T. l, p. 114
[3] Jean de Saulx ( 1555-1629 ) cité in Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade, PUF, p. 150.
[4] Général Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène, Sulliver, tome I, p. 121. 51
[5] Racine, Esther, Acte III, scène IX.
[6] Napoléon BONAPARTE (1769-1821), Déclaration au Conseil d’État, 1er août 1800
L’Europe et la Révolution française (1907), Albert Sorel.