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L’âme de Lord Balfour (11)

L’âme de Lord Balfour (11)

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Dans la longue durée, une certitude s’impose à tout spectateur inattentif ou assidu de l’histoire des juifs. Faute d’enracinement territorial et d’institutions politiques, les juifs, libérés du ghetto par la Révolution française et son exécuteur testamentaire, seront, chacun à leur façon et à leur tour, condamnés à suivre le chemin de Moritz Hess redevenant Moses Hess ; à moins, à l’instar d’Otto Weininger(1), de se haïr au point de se donner la mort ou de choisir librement d’oublier non seulement Jérusalem mais leurs pères, pour, à la suite de Marx, se livrer, entiers, pour leur malheur hélas, à la chimère prolétarienne, tôt suivie par celle de la cause des Peuples. Tous les peuples, hormis eux.

Comme on vit l’Europe chasser ses juifs à l’occasion des croisades, l’avènement de l’ère des nationalismes verra leur traque recommencer comme s’il s’agissait seulement désormais de se reconnaître par la négative. Est français, allemand, russe, polonais, lituanien, croate, grec, ce qui n’est pas juif. Là encore, la conversion suffit à peine ; toujours la cruelle limpieza de sangre. L’impossibilité de déterminer la nature du fait juif - racial, civilisationnel, religieux, ethnique, tribal, familial ? - dans un monde en proie à la tentation totalitaire et identitaire, butera une nouvelle fois sur d’obscures questions légales. Le droit et lui seul.

Avant de revenir dans l’île de Balfour, un bref survol de la transmigration de l’âme juive en Europe orientale, du rêve de la Haskala – les Lumières juives – à la fusion communiste à visée universaliste, en passant par l’éloge paradoxal de la vie au village, demeurée dans la mémoire juive comme Yiddishland après disparition.

En effet, avant sa transfiguration narrative, avant que le Pogrom majeur de l’ère industrielle et le triomphe momentanée de l’utopie communiste ne condamnent ses rares survivants, leurs fils, leurs compagnes, à une réécriture mémorielle, ce qu’il est convenu de nommer Yiddishland ressemblait surtout à une vie des plus misérables, emmurée dans la superstition et la sottise, sans espoir d’amélioration. Carlito's way, rue barrée.
Sur ce sujet, la littérature abonde. À l’instant napoléonien, à l’instant Balfour, l’esprit voudrait crier le mot de Goethe : « Instant, arrête-toi, tu es si beau. » Hélas dès 1814, date de la chute de l’Aigle, les ghettos referment leurs portes. En 1815, le Congrès de Vienne, chargé de la succession, envisage brièvement d’accorder « des droits civiques aux adeptes de la loi juive qui, en contrepartie, devront assumer leur devoir de citoyens. » Dans les faits, seuls les États du sud de l’Allemagne émanciperont leurs juifs, provoquant - toujours la même chanson - l’ire de leurs populations et ses conséquences : manifestations antisémites, saccage de leurs maisons et de leurs biens, violences corporelles. Dès 1822, au beau royaume de Prusse, les juifs n’ont plus le droit de prétendre à un emploi public sauf à se convertir.

En 1862, Moses Hess(2), ci devant sujet prussien, compagnon de route de Marx et d’Engels, bon camarade, longtemps certain de la nécessité d’intégrer la question juive dans l’histoire du mouvement socialiste, abandonne sa rêverie et se convertit au sionisme avant de finir ses jours à Paris. De cette “conversion”, l’affaire Mortara, qui offrit, l’an passé, l’occasion d’un chef-d’œuvre à Marco Bellocchio, affaire si brutale, inattendue, à la vérité folle, fut sans doute, sinon la cause unique, du moins l’impulsion, de ce changement de cap. A chaque époque, sa preuve de la nécessité de séparer Babylone, Rome, Athènes, Moscou … Paris… de Jérusalem !
En liminaire de Rome et Jérusalem Moritz Hess redevient l’enfant circoncis que son père avait présenté à au temple sous le nom de Moses :

Me voici de retour au sein de mon peuple après une séparation de vingt ans. Je participe à ses fêtes et à ses deuils, à ses commémorations et à ses espérances. Je m'engage dans les combats spirituels qui se livrent à l’intérieur du judaïsme et opposent les juifs aux peuples civilisés au milieu desquels il vit et avec lesquels il ne peut vivre en harmonie, en dépit de 2000 ans de luttes et de vie commune.

Dépourvu de toutes les qualités stylistiques d’un Léon Bloy ou d’un Chesterton, pas aussi limpide que le merveilleux Autodétermination de Pinsker, l’opus du “rabbin communiste”, déjà, met l’accent sur le racialisme « scientifique » de l’antisémitisme allemand. Sans doute la plus grande gloire de ce livre, que cet accent posé sur la judéophobie, comme lèpre, surgissant avec la régularité d’un métronome à chaque époque. Comme de bien entendu, paru au moment où l’assimilation semblait le maître mot, l’auteur vendit, royal au bar ! , cent soixante exemplaires d’un ouvrage dont nul ne parla. Pourtant, mal fichue, brouillonne, écrite à la truelle, cette célébration du socialisme mosaïque ouvrait la porte à l’idéal du jeune vieux pays à renaître, avant de devenir, un siècle plus tard, la Bible des pères fondateurs du nouvel Israël :

Il faut acquérir une terre nationale commune. Il faut créer une situation légale qui protège le travail et permette son développement. Il faut fonder des sociétés juives d'agriculture, d'industrie et de commerce, selon des principes mosaïques, c'est-à-dire socialistes. Ce sont les bases qui permettront au judaïsme de se relever en Orient.


Durant la première guerre mondiale, en France comme en Allemagne, l’armée se montrera assez violemment antisémite et les statistiques contraires n’y remédieront pas plus que les sacrifices librement consentis des correligionnaires de Hess et des efforts barrésiens pour inscrire les juifs combattants dans les familles spirituelles de la France. En Allemagne, la défaite accentue l’effet bouc émissaire. La théorie du coup de poignard dans le dos, asséné conjointement par les juifs bolchéviques et les capitalistes, naît ici, enfle sans jamais crever. À l’heure où Balfour fait entendre sa voix, les conditions de possibilité d’accession au pouvoir d’un médaillé de guerre en proie à une cécité hystérique, conjointes à une crise économique majeure, sont déjà bien en place(3).

En URSS, acteurs ou spectateurs heureux, les juifs redeviendront des victimes : Isaac Babel(4) pour avoir écrit ce qu’il avait de ses yeux vu ; Boris Pasternak, pour continuer de croire à l’individu sous un régime totalitaire. Les jours de Vassili Grossman eux aussi semblent comptés depuis que le manuscrit de Vie et destin circule à l’Ouest. D’autres allaient retrouver le bon vieux rôle de boucs dans la furieuse dramaturgie stalinienne, Les blouses blanches ; les poètes yiddishs assassinés feront, en compagnie de vingt-trois millions d’autres bons et moins bons camarades, l’expérience du mensonge déconcertant. Staline, comme à l’accoutumée assez inventif, utilisera les juifs, les manipulant à sa guise selon les enjeux du moment.

Tantôt le tyran les accusera d’être juifs – le moyen d’échapper au destin quand l’État en ordonne la mention obligatoire sur votre carte d’identité ? – et tantôt se fâche, quand un juif trop strict observant, l’acteur et dramaturge Vossi, directeur du théâtre yiddish de Moscou, refuse de recevoir des délégations d’associations juives étrangères jugées par lui trop bourgeoises. La colère du roi est terrible, surtout celle du despote oriental, et la sentence, la mort. Tantôt encore généreux, le maître offre à cette ethnie au folklore singulier une région autonome, le Birobidjan, oblast juif, un paradis terrestre aux rives du fleuve Amour, en Sibérie, où le climat favorise l’excellence de la vie. Le but alors était de privilégier les différences culturelles. Après avoir soutenu la création de l’État hébreu en 1948, la politique changea.

En 1948-1949, les écoles furent fermées, les théâtres suivirent. Les visiteurs de la synagogue de la ville furent listés, fichés, voire arrêtés par le KGB, jusqu’à l’incendie du bâtiment à la fin des années 1950. Toute revendication identitaire ou religieuse passait alors pour entreprise contre-révolutionnaire. Dans les années 1970, les juifs ne représentaient pas plus de 6 % de la population du Birobidjan et la Sion de Staline, le parfait parangon de génocide culturel. Ainsi mourut l’« utopie » du Birobidjan.

Aujourd’hui, un siècle après la déclaration Balfour et trois quarts de siècle après la création du jeune État d’Israël, un siècle après l’avènement du paradis universaliste socialiste et la création du mensonge Birobidjan, les juifs, du Ponent jusques à l’Orient, se retrouvent aussi désolés que l’était le foyer du vieux laitier du Choix de Hold, après le départ de ses filles(5), et nous comprenons mieux, relisant ce merveilleux livre et, contemplant les ravages psychiques infligés aux hommes après le second conflit mondial et l’incessante succession des guerres d’Israël, due à la radicalité et à l’obstination du refus arabe - lire et relire le grand Maxime Rodinson, ci-devant islamologue à l’EPHE, du temps où un juif pouvait encore obtenir un tel poste ! – la terri le tentation psychotique de retour en arrière, qui anime les orthodoxes et ultra-orthodoxes juifs.
Ni la diaspora ni la Haskala ni le communisme ni le village en zone de résidence ni l’assimilation totale ni la fuite aux États-Unis, dans les eaux bourbeuses du capitalisme égoïste, ni même le rêve sioniste, bercé de trop de vents contraires, ne restaureront une vie juive dans l’émancipation et l’espérance. Le judaïsme semble condamné à mesure et à proportion que l’est l’homme ancien.

Dès 1933, la marche nuptiale wagnérienne, substituée à celle du très bonapartiste Beethoven, retentira dans les rues et les ruelles du pays, sonnant le glas des prétendues noces de Berlin et de Jérusalem, aussi le glas des rêves de la Haskala, néantisant l’admirable rêverie réfléchissante de Gotthold Ephraïm Lessing, inventeur de la parabole des trois anneaux. Un père (Dieu) lègue à ses trois fils - Moïse, Jésus et Mahomet - trois anneaux. Un seul est le vrai mais les copies sont si parfaites que personne jamais ne pourra les distinguer de l’anneau originel. Ainsi, nul ne saurait prétendre détenir le vrai et chacun devrait se contenter de vivre en homme d’honneur, à l’instar des trois héros de de Lessing, le juif Nathan, le sultan Soliman et le chevalier croisé. Il ne nous reste plus qu’à relire en pleurant Nathan le sage, à nous souvenir de Henri Heine, supportant la révolution de France ; de Moses Mendelssohn, affrontant Kant aux échecs ; du silence de Dreyfus ; des anciens de Verdun et du chemin des Dames, sortis le 29 mai 1942, médailles et étoile au coeur, hurler en vain leur amour de la France… Nous souvenir des mille et un brefs instants du bonheur juif en diaspora comme en eretz avant que nuit, à nouveau, ne tombe tout à fait sur le peuple coupable de n’avoir pas, en dépit de toutes les vicissitudes du Temps, abandonné non son Dieu - peu croient en son existence - mais le livre testament d’une épopée qui, inlassable, avec eux et sans eux, se poursuit de la création d’Adam au 7 octobre 5784.

(1). Otto Weininger (Vienne, 1880-1903), « juif d’Hitler », assidu auditeur de Chamberlain, laudateur de Wagner, se suicidera à 23 ans après avoir composé Sexe et Caractère, qui fait du principe femelle le vecteur de décadence, accoté au principe juif.
(2) Bonn 1812-Paris 1875, enterré, selon ses vœux, dans le cimetière juif de Cologne. En 1961, son corps sera exhumé et transféré en Israël, dans le cimetière de KIneret, au bord du lac de Tibériade, aux côtés d'autres sionistes socialistes Syrkin, Borochov et Katznelson.
(3) Sur ce sujet, lire l’extraordinaire roman d’Ernst Weiss, Le témoin oculaire, 1939, Gallimard, rééd. 2000.
(4) Cavalerie Rouge, récit composé en 1926 par Isaac Babel, fait mention d’un pogrom perpétué par l’Armée rouge, ce que Staline ne lui pardonnera jamais.
(5) Voir Yuri Slezkine, Le Siècle juif, à propos de « Le choix de Hodl » de Chalom Alechem.


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