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L’âme de Lord Balfour (12)

L’âme de Lord Balfour (12)

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Le voyage comme souvent aura été immobile. Il se termine où il avait commencé, par un truisme ou topos : l’histoire humaine est tragique, particulièrement l’histoire juive. Les civilisations sont mortelles et les peuples sans territoire ni organisation politique destinés à une vie plus brève que les autres. Nevermore. Relire à un bon siècle d’écart la “déclaration Balfour” donne envie de déchirer ses vêtements, se couvrir les cheveux de cendres, ceindre son corps, amaigri de jeûnes, d’un cilice affreux et solfier, une fois de plus, “la prière d’Esther”, naguère sainte patronne des marranes, dans la langue de Racine.

Le devoir de vérité exige de lier la possible création d’un futur « État des juifs » à l’antisémitisme. Si tant est que, comme le pensaient bourgeois et notables assimilés de France et d’Angleterre, cette création, particulièrement à cet endroit du globe terrestre, était, demeure une erreur, une faute, enfin un acte susceptible de changer de nature – du salut au crime –, quelque chose devait être tentée pour arracher les juifs de l’est de Europe à l’inhumaine condition qui leur était impartie - la faute à Hadrien, à l'Église, ses pères, ses refusants, aux tsars ou au destin à la Banque et j’en passe ? - dans l’indifférence des nations.
“Rien aux juifs en tant que nation et tout pour les individus “. « Pour vivre heureux, vivons cachés » Le programme semble beau et même raisonnable !

Relisons Léo Strauss, son maître ouvrage, La persécution et l'art d’écrire, paru aux USA en 1953, traduit et sorti dans l’indifférence générale en France en 1989 pour tenter de donner sens à la plus sybilline des injonctions : car enfin que signifie être juif comme individu, quand chaque fragment de la Torah hurle l’absurdité de la chose ? Le moyen d’être juif pour soi, quand pour tout acte, religieux, juridique ou sociétal, un quorum est requis ? Quand nul ne prie, ne fait serment et ne se porte garant, qu’en présence d’un tiers ? Chez ces gens-là, lecteur, le repentir, la joie, la soumission à Dieu sont actions collectives. Ce dieu, unique en sa solitude, n’est pas là pour exaucer les prières de Salomon ou de David, mais pour garantir à la Cité humaine une loi et au mortels, la nécessité d’un ordre pour faire face au chaos. Le programme concordataire, issu de la Révolution de France, signifiait : À nos fils et à nos filles, avec amour et abjection, les convaincre de devenir Personne, à l’instar d’Ulysse ; de B. Traven ; du très vieux Vitali1, jetés sur les routes de l’exil, des faussaires magnifiques. Les convaincre de conserver, enfouies aux tréfonds de leurs âmes, les valeurs ancestrales de la sainte Torah, loin de la Synagogue, des Sanhédrin et des places publiques.

A jamais marranes.

Hélas, ceci n’est pas un roman mais un essai d’élucidation d’une chose arrivée : la “déclaration Balfour”, coup d’envoi de la renaissance d’une nation et prélude à une tragédie en cours. Les aubes toujours passeront les crépuscules et les fruits, rarement la promesse des fleurs. Aussi les efforts de Joseph Chamberlain, maire de Birmingham et Secrétaire aux Colonies ; de Lord Balfour, Premier ministre, comme les présupposés idéologiques des Vladimir Jabotinsky et des Haïm Weizmann* méritent d’être rappelés.

Comme ceci : “la déclaration Balfour” n’existe pas, qui connut sept versions dont six, refusées par Weizmann2.

Maintenant que les conditions de possibilité de ces déclarations nous sont connues, il faut bien affronter l’épineuse question de « l’arabe du futur3 » l’absent de ce bouquet nuptial, le Palestinien fellah et combattant, soldat de la nation à naître du colonel Lawrence, cette patrie effective à cette heure sans gouvernement central, passée, sans en être modifiée, par Byzance, la Grande Porte et autres maîtres et pourtant présence attestée depuis la nuit des temps à cet endroit-là4 5.
Ainsi vivait autrefois l’habitant de Palestine, hors des sentes de la modernité politique. Le point importera, quand, lassé de trop d’injustices, il se dressera, pauvre et nu, rameau d’olivier dans une main et fusil dans l’autre, se muant en ce vierge héros, qu’avait incarné le berger David face au Goliath « américano-sioniste » – pour livrer à l’ennemi cette guerre de l’image qui fit, en moins d’un siècle, de la Palestine, du nom de Palestine, le symbole, l’étendard, le temple, l’ambassade, le signe, en un mot le divan de tous les Sans-terre, paysans opprimés d’une planète livrée entière à la domination du Capital. Scrupule, caillou dans la chaussure du monde en marche, le Palestinien incarnera le sous-Prolétaire, vierge héros de l’éternelle lutte des classes sur l’intégralité du globe terrestre. D’Irlande en Papouasie et d’Amérique latine aux bas-fonds de Harlem et de toutes les banlieues d’un monde en expansion, un unique drapeau, l’étendard d’une vieille nation, soudain appelée à naître.

Là que « celui qui ne se rend pas, celui qui a raison contre celui qui se rend », le Résistant, avait changé d’identité et la narration, de sujet. Ce n’était plus le juif mais l’admirable figure d’Hannibal, affrontant Rome à mains nues, à laquelle s’identifiaient le paysan vietnamien et sa lignée, empoisonnés par l’agent orange ; l’Indien auquel les Puritains avaient volé son territoire, ces sages, qu’ils avaient massacrés et parqués dans ces honteuses réserves-modèles d’un nouvel ordre étendu à la planète entière ; l’homme à la peau noire vendu comme force de travail par l’islam et ses maîtres aux Conquistadors venus piller ses richesses. En un mot, le Palestinien devint l’idéal type du damné de la terre et le champion de cette guerre que les hommes gagnent toujours, asymétrique où la surprise est reine et la terreur, plus puissante que les lois et les armes, les chars, l’aviation et les institutions.

Pour avoir refusé de prêter attention à la présence arabe en terre d’Israël, pour avoir ignoré leurs voisins, les juifs, redevenus l’incarnation du capitaliste égoïste, seront sans doute châtiés de la plus effrayante manière, puisque les trois marqueurs du nazisme, enfin les trois conditions de possibilité réunies pour qu’une telle chose advint, relevés à Nuremberg6, sont désormais à l’œuvre dans l’affaire palestinienne à savoir : le principe d’obéissance, la propagande et l’absence d’empathie.

La question de l’obéissance absolue sur fond de soumission religieuse fut traitée avec justesse par Michael Haneke dans Le Ruban blanc où la figure du pasteur prussien, par sa rigidité et sa sévérité extrêmes, participe à la formation d’une génération qui, en rejoignant Hitler et le « Mouvement », croira se venger, cédant simplement à un nouveau maître plus impitoyable que le précédent.

De la soumission comme épigénèse. En Palestine aujourd’hui, le même désir de vengeance a conduit de nouvelles générations à réclamer à l’islam ce que les Prussiens du film d’Haneke réclamaient à l’ombre de Luther.

Pour la propagande, chacun sait la part prise par Joseph Goebbels dans l’installation durable de la fabrique d’opinion et chacun à loisir répète un de ses mots : « Un mensonge répété mille fois se fait vérité. »

Quant au processus visant à combattre et à annihiler toute séquelle d’empathie, il aura suffide rouvrir l’Alcoran et d’y rencontrer le dépassement allégorique et poétique de la Torah et des Évangiles et son habile transformation en bréviaire de la haine.

Or, en cette question de la disparition concertée de l’empathie gît la tragédie de la modernité. Concertée, parce que rendue absolument nécessaire à un semblable monde, la sympathie à l’égard des exclus, des bannis, des sans terre, sans papiers, sans espérance, en un mot, aura pour formidable relais la contre- ou pop-culture, dont les gens qui savent leur monde auront tardé à mesurer l’impact véritable.
Nécessaire ?
Le capitalisme et les considérables améliorations matérielles, le confort qu’il offrit longtemps à un nombre grandissant de citoyens, exigeaient des Heureux du monde, qu’ils se fassent des coeurs durs contre les ventres froids. En effet, l’écart augmentant chaque jour entre le rêveur d’éternité numérique et l’exclu, condamne ce dernier à une colère illimitée et à la guerre totale. À cette tragédie collective, Israël malgré lui participe.

En effet, à l’absence d’empathie constitutive de l’Etat des juifs, la meilleure part de ses citoyens (femmes marcheuses pour la paix, cinéastes et écrivains, artistes et humanistes) répond justement par l’empathie, considérant l’obligation « d’aimer son prochain comme soi-même » comme ce qu’elle est : l’unique condition de possibilité de différencier l’humanité du vivant, le biologique de la civilisation.

Dès la fin du XIXe siècle, au fur et à mesure que les juifs s’installaient, les Palestiniens se sentaient devenir chaque jour plus invisibles et c’était là une bien étrange colonisation que celle-ci, où un étranger achetait légalement une terre, la clôturait et ensuite vous interdisait de passer, un peu comme sur ces plages américaines où vous, Français, habitué au littoral considéré comme bien commun, vous devez rebrousser chemin. Le tourisme de masse aussi sait l’art de confisquer vos places et vos villes. Un jour, subreptice, votre quartier s’est modifié et vous vous retrouvez étranger dans ce village renouvelé. C’est exactement ce que les Arabes de Palestine ont dû ressentir, déjà du temps où les organisations sionistes sauvaient hardiment les juifs des pogroms, sans parler de ce qui suivra : la déclaration Balfour, le mandat britannique avec les accords de Paris, subséquents à la Première Guerre mondiale et au dépeçage de l’Empire ottoman. Les arabes qui habitaient Beyrouth ou Damas, se virent déclarés « propriétaires absentéistes » et de ce fait, radiés, déchus de leur nationalité.

L’injustice n’échappa d’ailleurs pas à tout le monde. Jacob Israël de Haan, poète, essayiste et ardent sioniste, saisit l’exacte nature de l’enjeu, après la déclaration Balfour : « La question est de savoir s’il est possible de réaliser le programme sioniste tout en conservant de bonnes relations avec les Arabes à convictions nationalistes ( … ) Aux dépens de qui cette conquête doit-elle être effectuée ? Aux dépens des Arabes7. »

Il y gagna d’être le premier juif, assassiné par la Haganah, sur ordre de Ben Zvi, futur second Président d’Israël, en pleine rue, le 30 juin 1924 à Jérusalem. Homosexuel et haredi, un type bien mais comme tous ceux de son espèce alors, un homme dont aucun parti politique, aucune organisation militante ne pouvait faire usage. Irrécupérable. Seuls les homosexuels hollandais lui érigeront un monument en souvenir des « rayés » marqués d’un triangle rose.

Le baron Edmond de Rothschild ne dira pas autre chose en 1934 : « Les sionistes se souviennent trop du « juif errant » pour chercher, en chassant les Arabes de Palestine, à créer ‘’l’Arabe errant’’ ».
Le baron avait toujours eu soin de ménager la population arabe. Aussi, lors des révoltes arabes à caractère de pogroms, seules ses « colonies » avaient été épargnées. Mais l’exception toujours confirme la règle… Dès 1891, notables et commerçants de Jérusalem – unique ville du pays majoritairement juive, 40 000 habitants sur 60 000 dans un territoire où ils ne représentent que 7 % de la population globale –, inquiets de la concurrence juive, envoient un télégramme demandant au grand Vizir d’interdire leur immigration et toute acquisition de terres.

Dès 1898, l’antisionisme est la règle dans tous les journaux du territoire et, en 1905, le nationaliste Nejib Azoury, maronite libanais, publie – en langue française, s’il vous plaît – Le Réveil arabe – où, à la suite de Maître Barrès, qu’il admire, il rêve la création d’une “Ligue de la patrie arabe”, sous forme d’une monarchie constitutionnelle. En outre, violemment antisémite, il sous-titre son essai : « le péril juif ». Le panarabisme a aussi sa matrice française.

En donnant au peuple juif en exil la déclaration Balfour, qui pour un peuple signifiera espérance, les Anglais ont méconnu le phénomène auquel Maxime Rodinson donnera le nom de « refus arabe ». Un fait.
Quoiqu’aient souhaité, désiré, rêvé, voulu les juifs, les Palestiniens, en l’absence d’organisation politique, se sentirent à leur tour, et ce dès les années 1890, « un peuple de trop sur la terre », situation qui, inextricablement, destinalement, devait aboutir à l’actuel cauchemar israélo-arabe ou judéo-palestinien. S’il existait un peuple qui savait ce qui signifiait se savoir peuple sans armée, sans parlement, sans rien de ce qui constitue l’État moderne, c’était bien – crime inexpiable ! – le peuple juif.

Boycotts et révoltes précèdent ainsi la déclaration Balfour. Déjà en 1894, le Grand Muphti de Jérusalem appelait au boycott des bouchers juifs. Jusque-là, bon an mal an, des communautés qui ne s’appréciaient guère – chrétiens, orthodoxes, romains ou évangélistes, druzes, musulmans de toutes obédiences et juifs – avaient cohabité, les musulmans majoritaires persécutant, ça et là, à certaines occasions ou époques, leurs chers voisins, comme des habitants d’un immeuble se chicanent, mais l’idée de guerre totale ne figurait pas à l’ordre du jour. Il suffisait de faire profil bas et de passer entre les gouttes. Pas plus de haine interreligieuse dans l’Empire ottoman qu’entre Montaigu et Capulet à Vérone. L’anomie régnait, tenant lieu de statu quo.

Ici, puisqu’il faut s’en tenir aux limites prescrites, m’intéresse la naissance de l’idée palestinienne, l’invention du citoyen palestinien : celui qui, aujourd’hui, sort de Gaza pour marcher sur Israël réclamer ce qu’il estime être son dû, creuse des tunnels pour venir égorger le juif et sans cesse, tente, par la terreur, de déstabiliser et d’anéantir « l’ennemi ».

C’est la figure que l’Occident – convaincu jusque-là qu’Arabes et juifs étaient quantité négligeable – découvrit à Munich, le 5 septembre 1972, jour anniversaire de la mort de Péguy. Jusqu’au bout du voyage, s’évertuer à croire non pas à la paix mais à l’explication suivie du pardon. Et si l’émancipation juive avait été un fait et non pas un concept ? Et si les juifs persécutés avaient demandé aux Arabes et non aux Nations la permission de se réfugier en Palestine, l’unique terre à laquelle, par le biais d’un récit fondateur et une implantation ancienne, ils se sentaient historiquement liés ?

1 Vitali, Le vieux saltimbanque de Sans Famille d'Hector Malot avait été un ténor adulé par toutes les cours d’Europe dont le lecteur n’apprendra l’identité qu’au moment de sa mort.
2 On peut lire ces versions, rassemblées par Nathan Weinstock aux éditions Versailles en 2013 sous le titre : De notre envoyé spécial à Jérusalem au coeur de la Palestine des années 20. Pour mémoire, si Weitzmann et non un autre devint l’interlocuteur privilégié des Anglais c’est d’avoir, ingénieur, en 1916, un an avant la déclaration Balfour, mit au point un mécanisme de fermentation bactérienne permettant de produire en quantité de l’acétone, essentiel à la fabrication d’explosif, brevet qu’il négocia avec l’Armée anglaise
3 Formule empruntée à la BD de Riad Sattouf, qui ne renvoie qu’à demi à la même réalité politique. L’arabe du futur, ici, fait allusion au processus de reconquête de l’identité et du destin arabes post-coloniaux.
4 « C’est au XVIIe siècle qu’il faut remonter pour situer cet ensemble qui, du Taurus, au nord de l’océan Indien et de la Méditerranée à la Perse, forme le domaine arabe à l’Est de l’Egypte. La Turquie ottomane ne tentera pas d’y imposer sa langue, même lorsque le sultan se drapera dans sa dignité de Calife. À l’intérieur de cet ensemble, on ne distingue pas de « frontières » ( … ) il n’y avait que des provinces dont l’administration était confiée à des pachas ou à des beys qui, une fois les taxes collectées et le tribut payé, n’avait plus de comptes à rendre à la Sublime Porte. Des fois c’était le satrape turc d’Acre qui parvenait à étendre son autorité sur les pachaliks de Gaza, de Tripoli et de Damas. D’autres fois c’était le contraire. A ces changements administratifs, les populations demeuraient généralement indifférentes, tant que leur mobilité à l’intérieur de cet ensemble linguistique et culturel était garantie » in « Palestiniens : un peuple de trop sur la terre ? », série réalisée pour le journal “Témoignage chrétien “par l’intellectuel communiste égyptien Lotfallah Soliman, impeccable de rigueur, excepté sur un point – le seul point litigieux – la participation du monde arabe à l’entreprise nazie qu’il passe complètement – mensonge par omission
ou manque de rigueur historienne ? – sous silence.
5 Par Gustave Mark Gilbert - psychologue d’origine juive autrichienne, venu prêter main-forte à Douglas Kelly, le psychiatre-chef – , qui se suicidera au cyanure moins de dix ans plus tard.
6 Littéralement « craignant-Dieu », le mot haredim désigne des juifs ultra-orthodoxes
7 Maxime Rodinson, Israël et le refus arabe : 75 ans d’histoire, Le Seuil, Paris, janvier 1968


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