Julien Benda, L’ordination
Livres Mauvaise Nouvelle https://www.mauvaisenouvelle.fr 600 300 https://www.mauvaisenouvelle.fr/img/logo.png
Julien Benda, L’ordination
De la cause des femmes et du scandale sans égal de la condition faite aux femmes et de leur détresse dans un monde institué par les hommes - un monde semblable au nôtre, une société où la fonction crée l’organe et l’organe, la fonction - un monde “utilitariste “ avant même que le mot n’existât, des hommes, n’en déplaise aux féministes, ont parlé d’une voix claire et juste. L’un d’eux, singulièrement, fut Julien Benda en 1910.
Singulièrement ?
Benda n’est pas demeuré dans l’histoire littéraire au titre de psychologue et chacun, jusqu’à Pascal Engel1, son meilleur et presque unique lecteur contemporain, s’accorde à l’estimer misogyne. Benda, en outre, ne s’est marié que sur le tard, mais le roman - n’est-il pas vrai, chers contemporains, - ne constitue ni l'antichambre du confessionnal ni la version scripturaire d’une nuit d’ivresse, d’une soirée pyjama ou un substitut bon marché d’une psychothérapie ou psychanalyse ? En effet, le terrible Benda de La trahison des clercs, celui de l’injuste et si juste France byzantine, était aussi le doux Eleuthère (l’homme libre, dont le nom grec est associé à celui d'Eliezer, pieux serviteur d’Abraham) et l’auteur d’un surprenant roman, L’ordination (la consécration). Ici, celle d’un jeune bourgeois qui, de la vie, l’amour, les femmes… se faisait l’idée que s’en faisaient et s’en font toujours les intellos à pénis - étudiants de lettres et de philo qui, s’étant rêvé Hegel ou Mallarmé, se contentent d’enseigner à moins de se sacrer plumitifs, stipendiés ou pas, dans des revues de quelques tirages que ce fût - en père.
Depuis 1887, date de la parution du merveilleux Crime de Sylvestre Bonnard, jamais un écrivain n’avait si bien conté l’étrange processus de métamorphose d’un intellectuel à idées fixes, un savant, en père L’ordination, roman dont la vulgate affirme qu’il ne fut composé que dans l’espoir d’obtenir un Goncourt2 est un roman insolite - trop théorique pour plaire à un vaste lectorat aujourd’hui - mais à l’époque, excepté “les chefs-d’œuvre de l’idiot3” Anatole France, les romans l’étaient souvent, et à cette différence près, cette nuance, que Benda, par le biais ou medium de cette écriture, met à mal le sujet même du livre : la certitude apprise qui colle aux basques des mâles de se tenir au-dessus de l’amour, au ciel des idées.
En substance, le raisonneur fait thèse du contraire même de ce que la forme déploie, offrant, par cet écart, au mélodrame que constitue toute vie des sentiments, la distance nécessaire pour illustrer ce titre ordination et, sans sombrer dans le ridicule, témoigner d’un miracle. Ordination d’un père, conversion d’un égoïste en mari. Occupé à se vouloir classique contre les sensibles, Benda réussit le prodige d’ouvrir la voie à une forme romanesque, que je n’ai rencontrée que dans Je4, l’incroyable roman d’Yves Velan, lu, la faute à la postface de Barthes :
Tout le paradoxe, toute la vérité de ce livre tient à ce qu’il est à la fois et par le projet même qui le fonde, roman politique et langage d’une subjectivité éperdue ; […] ce livre, à mon sens, fait enfin un peu bouger ce vieux problème immobile depuis des années […] : comment décrire le fait politique sans mauvaise foi ? » […] « Voilà ce qu’à mon sens, ce livre apporte à la littérature présente : un effort pour dialectiser l’engagement même, mettre l ’intellectuel (dont le Pasteur n’est en somme qu’une figure primitive) à la fois en face de lui-même et du monde. C’est, je crois, cette coïncidence des deux postulations qui fait la nouveauté du livre. »
Un des livres les plus importants publiés depuis la Libération.
Ce que Barthes dit du politique, nous pourrions le dire de la condition faite aux femmes, si nous prenions la peine de relire l’Ordination, en remplaçant, d’un simple clic, le narrateur à la troisième personne par un narrateur à la première. Nous pénétrerions dans la psyché de Félix où les thèses se dissiperaient pour laisser place libre non au flux de conscience à la Dujardin (les Lauriers sont coupés5) mais à un débat intérieur, conduisant un homme déchiré entre conscience morale et habitus à un état de paix. Peut-être pas un hasard si Friedrich, l’antihéros de Velan, exerce la fonction de pasteur et si Félix, celui de Benda, marche vers une ordination.
Félix, son anti-héros, est l’un de ces mâles - double de Benda qui se plaît à passer des semaines sur un concept jusqu’à l’entendement total - saisi par l’amour non d’abord celui d’une femme, mais d’une enfant, et c’est peut-être, avec le crime de Sylvestre Bonnard, un des premiers romans où un homme conte, à son profit, une histoire de nursery, jusqu’ici réservée aux Dames et à elles seules.
En trois parties, l’histoire de cette montée vers la tendresse, l’amour.
Partie un (sans titre ni exergue) : le jeune Félix fait la conquête de Madeleine, une femme mal mariée, détournant leurs lèvres de celui qui les prend, flanquée d’un petit Pierre de cinq ans. Peu dire que cette minuscule bourgeoise à l’intérieur exigu et modeste n’est pas son genre, mais la chair, toujours, une nuit d’été, fait de ses caprices exigence. Délices des prémices… douceurs des commencements. Nul besoin de dessin. Ce qui devait arriver arrive, le désir sottement confondu avec l’amour s’émousse, et Félix peu à peu se met à détester cette liaison qui l’éloigne de son ordinaire, les sorties au théâtre et les soirées qui constituent le repos de ces guerriers de papier que sont les hommes de lettres. Là que Benda considère le destin des femmes condamnées par leur milieu à ne pas travailler, participer de la vie commune et à n’attendre de l’existence que la tendresse de l’homme :
Il avait comme honte de sa condition d’homme. Des femmes passaient, des ouvrières qui remontaient lentement vers des quartiers lugubres, dans l ’achèvement d’un jour sans joie, comme le seront les autres jours mais du moins, dans leur pauvre chambre, elles seront à elles-mêmes, elle pourront pleurer… Toutes les femmes lui semblaient plus heureuses que Madeleine… Puis celles-ci n’avaient pas sa sensibilité, pas son éducation … Madeleine lui paraissait le symbole du malheur, le malheur tout entier (… ) Comme il se détestait ceux qui se refusaient à la plaindre, comme il les souffletait de la parole du maître ‘ la vérité c’est qu’on ne saurait jamais assez plaindre une femme6”
La période est longue qui dit les stances du jeune bourgeois, du jeune intellectuel sur le point d’abandonner - nécessité vitale pour lui - la femme qu’il a séduite, la misérable créature à laquelle il a apporté un peu de joie, d’illusion d’existence, la sensation de sortir du long tunnel où le destin – ordinaire et médiocre - l’a emmurée entre un mari brutal, un fils décevant, le poids des conventions, l’inculture, la méconnaissance d’aucun métier… jusqu’au jour où il s’avoue à lui-même :
Si je reste, je meurs. Si je m’en vais, elle meurt. ( … ) Allons pas d’histoires, pas de phrases : c’est la guerre dans sa plus pure lâcheté : le plus fort tue le plus faible.
Partie deux “La chute”. Exergue, Tant que tu ne mourras pas à tout amour créé, tu ne me connaîtras pas. (Imitation, III, XLII) Félix s’est marié. À présent, il est un intellectuel accompli, ne vivant que dans l’étreinte passionnelle de la vie de l’esprit, occupé à quérir sans fin l’origine de telle ou telle idée, requérant l’inattention de la chair. En Clémence, il a trouvé, l’épouse parfaite, pas la Modeste Mignon prête au sacrifice ni la femme sèche et virile qui a des prétentions intellectuelles, ni le parfait et révulsant bas bleu ni la mystique sacrificielle, imposant, chaque heure et chaque jour, à son conjoint le hideux spectacle de son auto-mutilation mais une jeune personne élevée loin des clameurs du monde dans un paisible manoir breton, humaine et désireuse d’association, habituée aux longues solitudes et les supportant fort bien, jouant Mozart plus que Schumann… Partout la mesure dans la prise, la raison et le sentir : elle lui semblait, égarée aux âges plébéiens, une de ces formes grecques, qui savent l ’amour au cœur, tranquille, tisser la toile avec une navette d’or …
Sept ans de bonheur. Deux ans après ce mariage de sagesse et d’estime mutuelle, Clémence l’avait, sans succès, prié de l’initier à son travail, il s’était défaussé prétextant l’aridité de la matière et n’être pas éducateur. Elle avait voulu un enfant. Ce fut une fille, Suzanne.
Et Félix de poursuivre sa vie heureuse, ce rêve réalisé de l ’intégrité de sa personnalité entre une femme et un enfant, la haute vie de l ’esprit dans l ’état de mariage. Ce à quoi avaient aspiré de toute éternité les philosophes : ne pas être unis à Xantippe ; ne pas devoir subir les caprices d’une cuisinière et n’être pas contraints de courir - on n’est pas des corps glorieux ! -, ce à quoi aspiraient, dans ma jeunesse encore, mon père et tous les philologues et directeurs d’études de toutes les sections orientales ou occidentales, me faisant craindre à l’avance l’état de “femme mariée” et rêver d’une vie d’artiste !
Suzanne, la parfaite infante blonde, développe une coxalgie. Sans devoir mourir à cinq ans comme mourut la petite Francine de Descartes, la malade se retrouve plongée dans l’enfer de la médecine. Plus temps de relire en riant Molière, quand le réel, comme la main du shérif sur l’épaule du voleur, s'abat. Félix et Clémence feront face et front commun. Le père de famille a reçu du malheur l’ordination pour ne devenir, homme parmi les hommes, qu’une chose qui aime.
- Les lois de l'esprit : Julien Benda ou la raison, Ithaque, 1912
- Benda ne pouvait, écrivant ce qu’il écrivait, réclamer l’indulgence d’aucun de ses chers confrères de la cage aux singes littéraires d’où son goût de l’absolu et sa vertu intellectuelle, en dépit qu’il y résida, l’éloignait autant que Péguy en demeura éloigné.
- Les surréalistes, réunis pour une séance d’agit prop dans la Salle des sociétés savantes, rue Serpente, le 13 mai 1921, avaient jugé Barrès, le traître, en un procès demeuré célèbre aux yeux des seuls amants de la Littérature et quelques pions. Ils avaient aussi, en d’autres circonstances, réglé le cas de Loti le pourri et de France l ’idiot : buté les encombrants fantômes de leurs illustres aînés, croyant ouvrir les portes d’un Nouveau monde.
- Paru au seuil en 1959, salué à sa sortie par Merleau-Ponty.
- 1887, première occurrence du monologue intérieur au ciel de la littérature, un jeune homme amoureux d’une comédienne rêve leurs rencontres futures… Nous avons, deux heures durant, causé, chanté, joué du piano. Elle m'a donné un rendez-vous, à ce soir, après son théâtre. A déguster, même si vous n’êtes ni lecteur ni familier de Joyce.
6 Nietzsche
Julien Benda, L’ordination, éditions Emile- Paul, Paris, 1913.