L’âme de Lord Balfour (13)
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Bérénice, toujours, peine à devenir reine de Césarée que Titus a chassée et si cette tragedia dell arte semble devenue l’ordinaire de l’Orient encombré, c’est bien la faute à Bonaparte, à la haine ancestrale, qui unit et désunit la France et la perfide Albion ! Le mal vient de plus loin, du temps où le Premier Consul prétendit fermer à l’Empire britannique la voie qui, avant le percement du canal de Suez, comportait une section terrestre entre Acre et l’océan Indien ; de l’instant où, après la campagne d’Égypte, l’ambitieux tenta de conquérir Gaza, Esdoud, Ramallah et Jaffa, contraignant les Britanniques à aider le pacha d’Acre à repousser ses assauts conquérants. Trente ans plus tard, pour la même raison, les Britanniques s’opposeront au pacha d’Égypte tandis que les Français lui porteront assistance. Sur fond de rivalité franco-britannique donc, un nouveau chapitre s’ouvre, à l’encre du sang. La route des Indes devait demeurer libre ! A cet impératif, l'Empire britannique ne pouvait déroger. Henry John Temple, connu sous le nom de Lord Palmerston, imagina, dès 1839, une étrange parade à « la question d’Orient », un sûr moyen de contrecarrer ambitions françaises et égyptiennes : installer en Palestine les sans-terre, les damnés du monde, offrant à la couronne son douzième saphir, jaune rouelle.
24 janvier 1839. Le Times ouvre le ban. Lord Palmerston se prononce en faveur du « droit du peuple juif à rentrer dans son héritage, la Palestine ». L’année suivante, en 1840, la presse anglaise s’engoue pour le projet et Palmerston, à cette heure ministre des Affaires étrangères, confie à son ambassadeur auprès de la Grande Porte le premier document diplomatique en faveur de la création d’un « foyer juif ». Quand un homme d'État britannique se propose de soutenir un foyer juif, les juifs savent pouvoir compter sur celui qui aime à affirmer : « Le Romain dans l’Antiquité était assuré d’échapper à toute atteinte parce qu’il pouvait dire : civis romanus sum. Comme lui, le citoyen britannique, dans quelque pays où il se trouve, doit pouvoir savoir que l’œil vigilant et le bras armé de l’Angleterre le protégeront de toute injustice et de tout tort. »
La proclamation sonnait bien, qui fut suivie d’effet à l’occasion de ce qui demeure dans l’histoire comme « l’incident don Pacifico », du nom de David Pacifico dit don Pacifico, juif de Malte, civis britannicus, ancien consul général, installé en qualité de négociant à Athènes, qui dut souffrir ce dont souffraient périodiquement les juifs en terres chrétiennes depuis le Moyen Âge. Il s’agissait de presque rien, d’un non-événement. Seulement, voilà que Lord Palmerston affirmait publiquement « qu’aucun mal ne devait être commis à l’encontre d’aucun homme, fût-il juif de Malte ou Barrabas1 » … Du fond de son tombeau, Marlowe dut sourire de se redécouvrir poète donc voyant. Plus sérieusement, l’Angleterre puritaine vit d’un mauvais œil la ferveur pascale d’une foule chrétienne qui saccagea, pilla et incendia la maison du juif, et molesta sa femme et ses enfants, mille-huit-cent quarante-sept ans après la trahison des trahisons, dans l’indifférence absolue de la police grecque. Pour la première fois, ce n’était pas un évêque ou un ecclésiastique qui s’indignait de l’ordinaire, mais un État. Pour la première fois, la question du pogrom sortait de l’habitus festif chrétien pour devenir une question politique. Peut-être est-ce ce jour-là que la question de la création d’un foyer juif fit son entrée sur la scène diplomatique mondiale ? Pour la première fois, les temps changeaient, un État s’interposait entre un juif et l’injustice. Don Pacifico réclamait peu, une compensation du gouvernement grec, qui crut habile de la lui refuser. En effet, Othon 1er, prince autrichien et roi fantoche, placé par les grandes puissances à la tête du premier gouvernement de la Grèce moderne, ne s’étant pas converti à la religion du pays, craignait déjà fort pour son grade. Il s’agissait déjà d’une espèce de protectorat, offert, si l’on peut dire, à la Grèce par l’Angleterre, la Russie et la France. Les Grecs d’ailleurs ne pardonneront jamais à Othon de ne pas avoir épousé leur religion et le destitueront en 1867. Lord Palmerston se saisit de l’affaire en 1850, autant par la harangue parlementaire, qu’en envoyant la Royal Navy bloquer, deux mois durant, le port du Pirée. Le preux défendit avec une si belle vigueur son action qu’il manqua de déclencher une guerre avec la France et la Russie, qui protestèrent vivement : la coalition n’avait pas installé Othon au pouvoir pour régler - Who care ? - la question des juifs de Malte, des juifs de Grèce ou d’ailleurs ! Le gouvernement grec finira par concéder une enveloppe de 4 000 livres au « juif » mais l’ordre de paiement, s’étant perdu, don Pacifico n’en toucha que 150. Meurtri, il s’installa à Londres où il mourut ruiné, quatre ans plus tard, dans l’indifférence générale. Un marchand juif contraint à l’exil n’allait tout de même pas faire pleurer les chaumières, quand le calvaire des crevards des zones de résidence est-orientales demeurait ignoré de tous.
La politique orientale de Palmerston sera reprise par Disraeli. Sa ligne ? Une ardente défense de l’intégrité du royaume ottoman contre les revendications déjà russo-égyptiennes. À la guerre franco-anglaise d’influence s’adjoint à cette époque l’ours russe, ce troisième bon larron, précipitant la guerre de Crimée dont Palmerston fut le Churchill. La vulgate tend à affirmer que Palmerston – chrétien sioniste – soutint les juifs pour des raisons religieuses et économiques. La chose peut sembler vraie. Sans doute l’est-elle, mais en partie seulement. Il convient, pour comprendre la demande adressée à la Grande Porte, dont l’Angleterre se fait le plus vif soutien, de l’accoter à un autre phénomène d’aussi haute importance, auquel Henry Laurens a donné le nom d’« invention de la terre sainte ». En effet, à partir de 1847, année de « l’incident Pacifico », les regards convergent, non pas vers le pétrole du désert pas encore découvert, non pas vers la banque juive, administrant l’Empire ottoman, mais à nouveau vers le Saint Sépulcre, le tombeau du Christ, le Mont des Oliviers, l’église de la Dormition, les stigmates toujours à vif du Calvaire, sans oublier la maison de Lazare, en un mot chaque pouce de terre sacralisée par le Sauveur.
La mode, en ce temps-là, était à la redécouverte de la Terre sainte. Aussi les Russes créèrent-ils, en 1847, la “Mission ecclésiastique de Jérusalem” au moment où l’Autriche, l’Angleterre et la France, à l’issue la guerre syro-égyptienne, proposaient, pour la première fois, l’internationalisation de Jérusalem dans un climat de lutte contre l’effective montée d’« idées neuves » en Europe, non plus celle du “bonheur “mais ses corollaires institutionnels et politiques : le libéralisme, le socialisme et l’anarchisme, menaçant en tous lieux les valeurs religieuses. Le peuple russe, fortement orthodoxe, voire fanatique, mystique selon Tolstoï et DostoÏevski, qui tant plaisent au lecteur français, se découvrait - chacun son tour - « peuple élu ». Dans ce contexte, la famille impériale acquit des terres à Jérusalem et se chargea d’organiser de nombreux pèlerinages. En outre, il n’y avait plus un archéologue en Europe qui ne s’impatientât de fouiller la terre qui vit naître le Christ. L’invasion politico-religieuse aboutit à la guerre de Crimée. Les juifs, comme à l’accoutumée, tinrent le rôle d’idiots utiles, tandis que les habitants de Palestine persistaient dans leur être, vivaient, juifs, musulmans ou druzes, selon les lois, les rites et les habitudes de leurs ancêtres, sans porter attention à la violente pandémie de foi épandue sur la région, particulièrement à Jérusalem.
Le lecteur que la chose intéresse devrait lire Le voyage des innocents du jeune et déjà génial Mark Twain. Embarqué à bord du Quaker city pour rendre compte du premier voyage organisé de l’histoire du tourisme de masse à destination de la Terre sainte, en 1867, Twain donne libre cours à son intelligence et à sa férocité tendre. Le lecteur découvrira comment l’opération pèlerinage de masse réussit à désenclaver Jérusalem et la Palestine et à rendre la Terre sainte à l’Humanité : en faire l’affaire de tous. Antisémites compris sinon en tête. Quant aux chrétiens de Palestine, ils avaient déjà choisi leur camp : pas de « déicides » en Terre sainte ou du moins, le moins possible, et surtout que tous, à jamais, conservent, immuable, ce visage de juif errant, par la tradition, accordée jusqu’au retour du Christ et le kairos tant attendu du Salut. Oui, le philosémite Léon Bloy ne tolérait les juifs qu’en tant qu’instrument du Salut, sans égards ni respect pour leurs textes, leurs coutumes et leurs personnes ! Ce récit permet de comprendre en profondeur comment la Terre sainte fut réinventée et déjà, à l’avance, native, consubstantielle, l’extrême perversion du « tourisme », fût-il culturel. Une idée de la vie heureuse sous le gouvernement de la Sublime porte ? Lisons Marc Twain : « S’il a jamais existé une race opprimée, c’est celle que nous voyons enchaînée sous la tyrannie inhumaine de l’Empire ottoman. (…) Les Syriens sont très pauvres et pourtant, ils sont écrasés par un système d’impôts qui mettrait en fureur n’importe quelle nation2. » Et Twain de mettre l’accent sur les nuées d’enfants-mendiants collés aux basques des touristes, de ville en ville. Lord Palmerston tenta donc de convaincre la Porte d’accueillir en Palestine un « foyer juif ». Cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’initiatives privées, comme du temps de Dona Nassi3, bienfaitrice et reconstructrice de Safed, mais d’un projet à visée politique :
« Il existe parmi les juifs dispersés en Europe, la forte idée que le temps était venu pour leur retour en Palestine. Leur volonté d’aller là-bas est devenue plus aiguë. (…) Le peuple juif, s’il revenait sous l’autorité et la protection du sultan, serait un frein aux menées pernicieuses de Mehmet Ali et de ses successeurs ».
Ces menées pernicieuses comportaient la Nahda – la renaissance, le réveil arabe. Le projet Palmerston n’aboutit pas. Enfin, pas dans l’immédiat. L'histoire, toujours, comme pierre jetée dans l’eau paisible d’un fleuve, tourbillonne sans fin, remontant vase, boue, détritus et cadavres jusqu’à la fin des temps, dessinant, dans l’espace et le temps, un puzzle dont aucune pièce jamais n’est inutile à qui prétend comprendre son époque et la simplification toujours un amas de sottises, durcies au fer des idéologies. Les Britanniques durent renoncer à la création d’une zone tampon entre l’Égypte et les territoires encore sous domination turc. Inutile d’ajouter que la France soutenait l’émancipation de l’Égypte, qui contrecarrait grandement les intérêts vitaux de l’Empire britannique et menaçait la fichue “route des Indes”. Les traditions ont la peau dure, puisqu’après tout l’idée de l’émancipation était française, le demeurait, réservée semble-t-il aux seuls prétendus autochtones, les résidents musulmans de terre Sainte, pourvu qu’ils se montrent reconnaissants des services rendus à l’islam…
- Dans la pièce de Marlowe, Le juif de Malte, le juif se prénomme Barrabas du nom du brigand sauvé à la place du Christ.
- Mark Twain, Le voyage des innocents. Un Pique-Nique dans l ’Ancien monde, édition La Découverte, 1982, p. 152.
- Gracia Mendez Nassi ou Beatriz de Luna, selon son nom de marrane de souche espagnole,ou Doña Gracia, née le
20 juin 1510 à LIsbonne - morte le 3 novembre 1569, banquière, imprimeuse, philanthrope et diplomate, géra avec
talent une immense fortune familiale et prêta de l'argent aux rois, tout en venant activement en aide à ses
coreligionnaires persécutés à travers l'Europe. Si une vie peut être dite roman, la sienne, marquée par différentes
expulsions et prisons et terminée en Palestine, après de longs et fructueux séjours à la cour de Soliman le
Magnifique, le mérite au plus haut point.