L’âme de lord Balfour (9)
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L’âme de lord Balfour (9)
Retour vers ce beau Royaume d’Angleterre, destiné, par certaine ruse de la raison - quoi d’autre ? - à devenir le berceau de Monsieur Balfour, la forêt mythique où a résonné le shofar – la corne de brume – du rassemblement des Egarés, ces misérables juifs de l’empire russe, soumis aux brutalités extrêmes des Centurions noirs, ignorant encore que, d’ici quelques années, aux marches de cet Empire, par les grâces conjointes de la Wehrmacht et la complicité, plus qu’active, des pauvres ukrainiens et des Polaks si beaux qu’ils font mourir le jour, ils verraient l’exténuation de leurs villages, l’effacement de leurs joies et de leurs peines, leurs travaux et leurs jours : le spectre hilare de leur extermination presque totale. Ce Royaume dont la brutalité pragmatique du capitalisme fit le lit des futurs mouvements révolutionnaires, à cette heure obscure, deviendra le lieu du sauvetage de tant et tant d’enfants et sous la rude férule de Churchill d’Angleterre, l’île enchantée, où le caporal H., sans relâche, serait combattu. Aucun accord avec les Boches tant que Herr Hitler-qui-n’était pas un gentleman n’aurait pas capitulé.
Dans sa lutte contre l’ombre, Churchill a - chacun aujourd’hui se plaît à le lui reprocher - précipité la chute de l’Empire, préférant à toute gloire la lumière du seul honneur. Où meurt la politique surgit la grandeur, tout le reste est nuées et poursuite de nuées. Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire/ A vaincre sans rançon, on triomphe sans gloire… Dans le règne des Fins, toute chose a un prix, ce qui a dignité.
Que serait un monde sans Corneille et sans Kant ? Le cloaque où désormais, nous voici embarqués : ce sombre monde où, au couteau de la valeur, se sont, du Ponant jusques à l’Orient, substitués fétiches et catins grimées en nonnes ou en militantes, au service d’un maître l’autre.
Dans ce même royaume, les juifs, longtemps privés de droits civiques, se tiendront une nouvelle fois du côté de la Banque et de l’Empire. Un Rothschild – Lionel, banquier malgré lui, prestigieux zoologiste et fervent amateur de papillons – forcera le premier la porte de la chambre des Lords. Non, ce ne sont pas les pirates juifs installés en Jamaïque après L’expulsion, qui pour un peuple entier fut une nuit éternelle et quelques miles parcourus à récupérer l’or volé par Mara de Castille ni les vils colporteurs ou rebouteux, Luftmensch des ghettos londoniens, qui vont forcer le dur cœur des Lords et obtenir les droits civiques pour leurs frères de misère mais un certain pragmatisme.
De guerre lasse, Rothschild, ayant par trois fois été élu et rejeté par la Chambre, se vit, par la grâce d’une guerre d’usure – sans jeu de mots –, autorisé à prêter serment non pas sur le Nouveau testament mais sur l’Ancien. Ce droit ne vaudra tout d’abord que pour Rothschild, une exception à la règle, que Disraeli, après un long combat, étendra légalement à l’ensemble des juifs d’Angleterre. Ici encore, figure d’exception – l’Espagne a pour ces sortes de personne le nom de figuras –, Disraeli parviendra à ses fins par les pouvoirs conjoints du pragmatisme et de l’imaginaire.
En effet, Disraeli est à la fois un petit juif ambitieux, pressé de se faire une place au soleil de l’exil – si toutefois l’expression convient au climat anglais – et un jeune homme exalté, un grand lecteur de Byron, à qui le discours de Bonaparte en terre sainte, a tapé au crâne.
Doit-on considérer un juif converti comme un juif ? De prime abord la réponse semble simple. Non. Absolument pas, le judaïsme n’étant qu’une religion. À d’autres… Quelle religion n’est jamais qu’une religion et non un code éthique, une norme, une anthropologie, un ethos, une sociologie, une épigenèse ; un ensemble de lois non écrites, transmises par le milieu, un magma de comportements afférents aux craintes, aux superstitions, la stricte résultante d’éducation et de mœurs acquises puis à leur tour transmises ? En ce cas, Disraeli était juif, et plus juif peut-être que le Grand rabbin de Londres, précisément de ne l’être plus le paraissait-il d’une manière superlative. Quoique ce ne soit pas ici notre objet, il faut bien convenir qu’un juif assimilé toujours paraîtra juif aux yeux de ses nouveaux congénères. Mangeurs de cochon, maris et amants de “chrétiennes”, les israélites des années 70 tranchaient, qu’ils le voulussent ou pas, à Nanterre ou à la Sorbonne, la faute à la hache de la grande Histoire… Ils avaient beau accumuler les gages : ils en faisaient ou trop ou autrement et puis sans être le moins du monde assignés, leur sens de l’amitié, plus étendu qu’il ne l’est d’ordinaire en France, comme leur goût de la palabre infinie, sans oublier la fureur de plaire et de vivre, les distinguaient de leurs familles d’adoption. Un je ne sais quoi toujours de franchise, de “mauvaise” éducation, quoique chacun prétende, souvent, toujours, armaient les beaux-parents contre eux. Cette malséance, jadis celle des Reinach, surnommés les frères Je (Joseph) sais (Salomon) tout irritait et cette irritation discrète à laquelle, en leur ingénuité, ils n’avaient pas pris garde, le temps venu, se retournait, comme à l’accoutumée, contre eux.
« En 1748, la société juive de Londres vit arriver un jeune Italien, Benjamin Disraeli qui, originaire de Cento en Ferrare, avait d’abord cherché fortune à Venise. Ses débuts furent difficiles. Il spécula, perdit, sembla ruiné, mais ayant épousé en secondes noces une femme qui lui apportait le sang des Villa Real et une dote convenable, il entra au Stock Exchange et fit une assez belle fortune »1
Dernier domicile connu de la famille d’Israëli (selon l’orthographe originale) : le ghetto de Venise, celui que libérera en 1797 Bonaparte et que les Autrichiens rouvriront dès 1804. Pratique tout de même ces quartiers réservés : en 1943, 1 670 juifs y seront raflés, il n’en reviendra que trente-sept.
Benjamin et sa sœur Sarah grandirent entre un père discret, ne paraissant qu’aux repas et un extravagant grand-père, agent de change, joueur de mandoline, qui seul savait encore le secret des origines, les huis et les auberges grises où avaient, de Séville à Venise, résidé en compagnie des Turcs et des Maures, leurs ancêtres. Venise, dans ses récits, devenait Cipango, la ville aux toits d’or, prédestinant le poète de sept ans à s’en aller à la rencontre des Barbaresques. Quoiqu’il ne vît dans la religion qu’un amas de superstitions, Isaac Disraeli se laissa convaincre par sa mère de convertir ses enfants à la religion dominante, l’anglicanisme. Chose faite un peu avant l’âge de la bar mitsva, notre Disraeli changea d’école, non de visage et de manières. À jamais, sa « gueule de métèque », yeux noirs, boucles brunes et teint d’olive, aussi déjà chevillée à l’âme et au cœur la passion du théâtre, un bohémianisme de l’âme dont le goût des tréteaux toujours console les enfants sédentaires. L’affaire se termina par une exclusion, quand, lassé d’être traité « d’étranger » par une brute blonde, Disraeli, qui prenait des cours de boxe dans le privé depuis trois ans, fracassa vivement la mâchoire du xénophobe en culottes courtes, qui avait déjà dénoncé aux autorités scolaires l’activité interdite à laquelle Disraeli entraînait ses camarades : la direction d’un théâtre dont il était en même temps le directeur, le régisseur et l’acteur principal. Tel fut l’adolescent. Tel demeura l’homme. Il ne suffisait pas d’un baptême pour faire de ces yeux, de ces cheveux et de ce teint du bleu, de l’or et du rouge, et de tous ces méandres qu’on dit roman familial l’incarnation d’un parfait sujet britannique. Tel sera son destin. À sa mort, même ses ennemis s’inclineront devant l’extravagant gentleman.
En 1870, Disraeli a déjà soixante-six ans, il ne lui reste que dix années à vivre, quand reprend le dernier round pour les droits civiques. Le moyen pour un anglican bon teint de livrer le combat du point de vue juif ? Disraeli élira les mots de Léon Bloy, qu’il n’a pas lu, ceux d’un fils de Cromwell pour qui « celui qui touche les Juifs touche la prunelle de Dieu ». Jamais où on l’attend, ce Tory est d’ailleurs un « chartiste », un tenant d’une union entre prolétariat et aristocratie2.
Écoutez Disraeli expliquer à une Chambre stupéfaite que la plus néfaste erreur pour un parti conservateur ( il insiste sur le mot ) – fermez les yeux, imaginez ce grand homme maigre et sec, ce vieux corbeau à la voix sourde qui sait sa rhétorique comme Thucydide et Cicéron naguère, écoutez le marquer un temps d’arrêt, un temps de sociétaire entre le nom et l’épithète – est bien celle de persécuter les juifs, race essentiellement conservatrice, que l’on rejette, par ce traitement insigne, vers les partis de révolution et de désordre auxquels ils apportent une direction intellectuelle redoutable. Lui, c’est en tant que chrétien qu’il votera pour les droits des juifs :
« Vous enseignez à vos enfants l’histoire des Juifs ; les jours de fête, vous lisez à vos peuples les exploits des héros juifs ; chaque dimanche, si vous désirez chanter les louanges du Très-Haut ou trouver consolation dans votre douleur, vous cherchez l’expression de ces sentiments dans le chant des poètes juifs. C’est en exacte proportion de la sincérité de votre foi que vous devriez souhaiter accomplir ce grand acte de justice naturelle. (…) Je ne puis siéger dans cette Chambre s’il existe un malentendu quant à mes opinions sur ce sujet. Quelles que puissent être les conséquences pour moi, je ne puis exprimer un vote qui ne serait pas conforme à ce que je crois être les vrais principes religieux. Oui, c’est comme Chrétien que je ne prendrai pas sur moi la terrible responsabilité d’exclure ceux qui appartiennent à la religion au sein de laquelle était né mon Seigneur et mon Sauveur. »
On ne le hua pas. Il se fit un grand silence hivernal à la Chambre des Lords où pas un des membres de son parti n’applaudit. N’importe ! Il avait gagné. La coutume changerait.
- André Maurois, La vie de Disraeli, NRF, 1934, p. 11.
- Comme le fut en France le Grand Condé, chef de file de la fronde des princes unie à la fronde paysanne ; un conservateur comme le sera Maurice Barrès qui l’admirera et dont la vie publique et la biographie concordent à bien des égards, antisémitisme excepté. Le vieux Disraeli deviendra l’inspirateur de ce groupe qu’on dit « Jeune-Angleterre » comme Barrès sera longtemps Prince de la Jeunesse, à gauche de la droite, attentif aux questions sociales. Disraeli comme Barrès préparent et nourrissent les règnes de Winston Churchill et de De Gaulle, détestés conjointement par les vrais socialistes ou travaillistes et les droites au cœur dur, les droites de conservation des privilèges.