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Les racines philosophiques de la société libérale

Les racines philosophiques de la société libérale

Par  

Du refus de l’induction au reality-building.

Prologue : Quand le réel s’efface, le storytelling s’impose

Dans son excellent livre « Gouverner par le Chaos »1, Lucien Cerise analyse les méthodes de l’ingénierie sociale actuellement mises en œuvre.

Pour manifester que le reality-building entend façonner notre représentation du réel non en fonction de ce qu’est objectivement celui-ci mais en fonction d’histoires plaisantes, Lucien Cerise précise :

« L’Homme sapiens n’est effectivement pas en contact direct avec le réel. Son rapport au réel est toujours médiatisé par une construction perceptive, une représentation (…). Comme l’a thématisé Alfred Korzybski dans sa Sémantique Générale, le rapport entre le réel et sa représentation est exactement sur le modèle du territoire et de sa carte. Certes, nous vivons dans un territoire réel, mais il faut intérioriser une carte de ce territoire, donc une représentation de ce réel, pour y survivre. La construction de la carte se fait au moyen de signes. Or, l’arbitraire du signe mis en évidence par Ferdinand de Saussure, le fait que les signes n’aient aucun rapport naturel avec ce qu’ils désignent, oblige à ce que toute construction de sens soit conventionnelle, donc culturelle , historique, relative et négociable » (Gouverner par le Chaos, p. 69).

Plus loin, il évoque la conclusion de ces points de départ : « L’ingénierie sociale se place sous le signe du Gestell, concept travaillé par Heidegger (…). C’est tout simplement le fait de la possibilité de tout faire de tout. (…) Cette mise à disposition de tout pour tout signifie aussi plasticité, flexibilité, possibilité de réécriture complète du donné naturel, et ainsi contrôle total sur ce donné naturel… » (pp. 82-83).

Enfin, Lucien Cerise exprime à mon sens le fruit ultime de ce relativisme dictatorial : la disparition de « la simple capacité à l’articulation intelligible d’un discours signifiant » (p. 89). Autrement dit, nos discours ne disent rien sur le réel objectif…

En rappelant l’argumentation de Alfred Korzybski, dont les présupposés sont une réactualisation des thèses de Ferdinand de Saussure, Cerise évoque la pierre d’achoppement de la plupart des philosophes modernes, lesquels sont des disciples conscients ou inconscients de Guillaume d’Occam. Ils ne comprennent pas ou refusent le passage de notre expérience du monde sensible à la formulation de lois intelligibles. C’est le commun des auteurs positivistes. Pour comprendre les enjeux de cette question du sens, il nous faut revenir aux philosophes sérieux, à savoir ceux de l’Antiquité.

Pour Platon comme pour Aristote, le sujet n’est pas la cause du sens qu’il se contente de dévoiler : il n’est que l’opérateur de la conversion logique du singulier existentiel (ce triangle) en sens universel (le Triangle ou la triangularité). Pour Aristote, notre langage retranscrit notre induction du réel et est naturellement analogique (proportion qui s’appuie sur une ressemblance et une dissemblance). Qu’il existe un certain décalage entre la réalité de ce triangle et mon concept de Triangle, on ne peut le contester : ce qui ne signifie pas pour autant que cette représentation n’indique rien. Nous y reviendrons.

Pour la logique réaliste, illustrée de façon différente chez Platon et Aristote (tous deux cependant disciples de Socrate), l’intelligence humaine n’est pas en contact direct avec le réel : son rapport avec ce réel est médiatisé par une re-présentation interne2. Bien qu’opposé à la logique réaliste aristotélicienne3, et d’ailleurs assumant, comme nous allons le voir, des présupposés sceptiques et sophistiques (et donc relativistes), Alfred Korzybski4 (1879-1950) rappelle à ce sujet : « une carte n’est pas le territoire ».

Son analogie de la carte et du territoire est très parlante bien que les conclusions de Korzybski soient finalement, comme nous allons le découvrir au fil de nos articles, caractéristiques du refus de l’induction qui définit l’empirisme positiviste. En insistant sur l’écart entre la carte et le réel qu’elle représente, il rejoint la critique de l’abstraction que la plupart des « philosophes » modernes et contemporains, comme par exemple Bergson, ne font que reformuler avec leurs mots.

Nous vivons en effet dans le territoire réel et nous devons intérioriser la carte de ce territoire. Cette carte est une formalité abstraite qui est le résultat d’une abstraction (induction) de son sens : on peut dire à la limite qu’il s’agit d’une modélisation. Celle-ci est en partie construite par l’homme qui invente des signes, mais ces signes représentent bien la réalité du territoire. Il me paraît invraisemblable que Korzybski ne s’en soit pas rendu compte. Si les signes ne rendaient pas compte des aspects du réel, nos cartes ne signifieraient rien pour nous et on se tromperait tout le temps de direction. Nous sommes ici encore dans une volonté de logique déréelle.

Ferdinand de Saussure (1857-1913) avait déjà tenté de soutenir que les signes de cette carte sont arbitraires puisqu’il n’existe pas de liens naturels entre eux et le réel qu’ils désignent. Et par conséquent, toute analyse du réel serait finalement une construction de sens historique, culturelle, et en fin de compte relative aux décisions arbitraires de quelques-uns. Mais revenons au bon sens : peu importe que le terme « colline » soit différent d’une langue à l’autre. Ce signe conventionnel nomme la même chose quelle que soit la langue envisagée. Car ce que refusent ces auteurs, c’est l’intelligibilité du réel : notre capacité à abstraire de nos observations des orientations communes qui définissent la finalité qui est en même temps le bien des êtres vivants. Pour l’homme, on appelle l’ensemble de ces tendances bonnes la loi naturelle, boussole nécessaire qui donne les axes convenants de notre vie humaine pour notre bien et le bien commun.

Face à ces portes ouvertes au constructivisme, on peut toujours, pour se rassurer, rétorquer que le réel reste lui-même malgré l’imperfection de nos analyses ou les délires des intellectuels… Certainement, mais n’est-ce pas minorer le phénomène de la prophétie auto-réalisatrice ? Chacun peut le constater : à force de modifier la représentation que les gens ont de la réalité, on en vient effectivement, petit à petit, et ce de façon d’autant plus effective que c’est le plus grand nombre qui partage ces représentations, à reconstruire le réel5 à cette image. L’idéologie de l’homme nouveau, celle du dépassement de la condition humaine, fonctionne selon ce processus.

De nos, jours, des conseillers politiques en Reality Building proposent des techniques de reconstruction des représentations pour cacher le réel objectif. C’est ce que rapporte Stuart Ewen dans son livre : La Société de l’indécence (Collection Ingénierie Sociale, 2014) : le marketing publicitaire, par exemple, ne dévoile jamais la vérité de la production d’une marchandise mais l’associe à une réalité fictive qui enchante. C’est la construction du storytelling : du « conte des faits » ou du « racontage d’histoire ». Le libéralisme économique se développe donc sur des options relativistes récurrentes dans l’histoire des idées.

Afin de manifester que ces actions sont les conséquences sociales et politiques du nominalisme, nous proposons un petit détour chez certains auteurs de l’antiquité à nos jours. Nous serons ainsi amenés à rappeler les principales thèses des sceptiques grecs, des principaux sophistes, du réalisme aristotélicien, puis de Guillaume d’Occam et quelques-uns de ses disciples : Hobbes, Hume, Malthus, Stuart Mill, Adam Smith, Bernard Mandeville, etc.

Le but de cette série d’articles est de manifester que le libéralisme actuel est légitimé par la plupart des auteurs que la Modernité présente comme des « philosophes » respectables et rationnels. Un enseignement philosophique digne de ce nom ne devrait-il pas préciser ces liens ? Les programmes d’enseignement invitent au contraire l’intelligence des jeunes à épouser ces présupposés positivistes sans leur donner de véritables alternatives qui les ramèneraient au réel. Face à cette fabrique du consentement, se remettre à l’écoute du réel - à l’école d’Aristote - devient une urgence vitale pour les jeunes générations.

  1. Max Milo Editions, 2014
  2. Nous le verrons plus tard : phantasme sensible puis concept intelligible, sachant qu’il s’agit d’un processus progressif qui va de l’imparfait au parfait.
  3. 1879-1950. Auteur de : Science and Sanity: An Introduction to Non Aristotelian Systems and General Semantics, 1933. Alfred Korzybski pensait que la logique aristotélicienne avait contribué à engendrer la Première Guerre Mondiale… L’énormité de cette assertion me semble représentative de l’aveuglément des intellectuels contemporains.
  4. Qui va influencer Gaston Bachelard (1884-1962), auteur dit respectable dans l’univers philosophique français.
  5. Cf : L’Invention de la réalité. Contributions au constructivisme. Ouvrage collectif (sous la direction de Paul Watzlawick). Seuil, 1981.

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