Malaise dans la démocratie
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Dans la situation très préoccupante où nous nous trouvons, il est utile de recueillir le point de vue du sociologue. Jean-Pierre Le Goff, également philosophe, dans Malaise dans la démocratie, analyse « qu’un cycle historique est en train de finir dans la confusion et le chaos » et « que l’histoire est ouverte sur des possibles inquiétants ». Nous classons malgré tout notre auteur dans le camp de ceux qui croient à une possible réappropriation de l’histoire, en en soulignant le caractère d’urgence. Nous n’irons pas jusqu’à le définir comme un optimiste car il décrit lucidement dans son ouvrage les immenses bouleversements qui se sont produits depuis près d’un demi-siècle, et sait, en son for intérieur, que des choses ne reviendront plus. Quel est donc ce malaise, ou plutôt ces malaises ?
Nous passons d’un monde à l’autre, avec, pour les citoyens, « le sentiment de sécurité et de confiance indispensable à la vie en société qui fait soudain défaut, le lien qui unit le citoyen à l’Etat protecteur qui vacille, une angoisse qui se diffuse dans l’ensemble de la société ». La dimension diffuse des dangers qui nous menacent se retrouve dans le terrorisme islamiste dont le caractère asymétrique déroute par rapport à nos standards des guerres qui devraient nous opposer à d’autres Etats. Disons-le, Jean-Pierre Le Goff ne s’attarde pas sur la « guerre sainte » déclarée par l’islam à l’Occident, tout juste l’évoque-t-il en deux ou trois passages, nomme les choses par leur nom –ce qui est l’essentiel-, explique bien « qu’il y a un choc culturel avec l’islam qu’il est vain de nier –sur la laïcité, l’égalité des sexes, la place accordée à la femme et le regard posé sur elle-, que son particularisme religieux provoque un rejet qui reste majoritairement dans les normes de la civilité –jusque quand ?- et n’est pas d’emblée islamophobe ». Il insiste avec acuité sur le nécessaire dialogue entre les cultures qui ne doit pas se confondre avec « un brassage inconstant –inconscient ?- et un œcuménisme éthéré » mais se traduire par « une confrontation ». Même si les choses sont dites –brièvement- sur cette cause majeure de nos maux d’aujourd’hui, on regrette de ne pas l’entendre plus longuement sur la question de la nocivité du multiculturalisme. Son parti pris est de décortiquer les autres causes de notre crise identitaire.
Il veut ainsi comprendre ce qui a pu conduire à ce déni de la réalité et à cette mentalité angélique et pacifique. A la manière de Chantal Delsol, il affirme que « le nouvel individualisme contemporain s’inscrit dans le mouvement de l’émancipation de l’individu qui participe de l’avènement de la démocratie mis en lumière par Tocqueville dans son étude « De la démocratie en Amérique » sur la société américaine du XIXème siècle ». L’individualisme autocentré, fruit de mai 68, conduit même les « forces de progrès » à une désillusion car, à une dynamique contestataire initiale a succédé un « conformisme de masse ». Le consumérisme, autre fruit de 68 par son universalisme et son éradication des différences, a engendré la déculturation généralisée. « Culture du narcissisme » et « ère du vide » sont omniprésentes : esprit bobo, souci de l’image de soi et de l’épanouissement personnel, recherche effrénée de la santé. Il cite l’auteur américain Brooks qui, dans Bobos in Paradise, explique « qu’au milieu de cette classe haut de gamme et cultivée, vous ne pouvez pas savoir si vous vivez dans un monde de hippies ou d’actionnaires. En réalité vous êtes entré dans un monde hybride où chacun est un peu les deux à la fois ». Quelle meilleure définition pour décrire les élites libérales libertaires qui nous gouvernent ! « Relativisme culturel » et « identité patchwork » sont leurs deux mamelles. « Sentimentalisme » et « moralisme » deux de leurs moteurs, non pour les classes dirigeantes elles-mêmes, mais pour le bon peuple qu’il faut pacifier, amadouer et manipuler.
La culture libertaire et psy s’est répandue comme traînée de poudre ces cinquante dernières années. Les discours lénifiants tenus à la jeunesse sont en complet décalage avec la violence ordinaire qu’elle fréquente à l’école et sur Internet. Les « enfants du désir d’enfants » se retrouvent ainsi dans une insécurité, un doute, une interrogation permanente née du fossé qui existe entre la surprotection dont ils font l’objet de la part de leurs parents et une société déstructurée qui n’offre comme horizon indépassable que la consommation, le plaisir individualiste, l’amusement, le divertissement, « la culture animée et festive », et en même temps, le libéralisme le plus dur et sa cohorte de violences tels le chômage et la précarité. Hannah Arendt avait bien identifié ce problème en 1989 dans La crise de la culture : « l’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut signifier qu’une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants ». La transgression est désormais socialement assistée. On ne dénombre plus les fêtes de toutes sortes, échappatoires à l’esseulement des individus et au nihilisme d’un monde qui paraît insensé. La fête est devenue « le label d’une modernité heureuse et son certificat de bonne conduite ». Nous sommes à l’ère de « l’homo festivus », pour toutes les générations, jeunes et vieux, qui tentent vainement par cet artifice, de s’extirper du tragique de l’existence.
Le monde de l’entreprise n’est pas épargné par le phénomène de déshumanisation. Notre auteur y consacre plusieurs pages bien senties. L’idéologie managériale a généralisé un bien-être artificiel et superficiel fait « d’inclusion », de « visées participatives », de « management positif », de « coaching et relations humaines », salmigondis sémantiques et concepts creux dont on comprend bien l’utilitarisme et la manipulation sur les esprits qu’ils facilitent.
Le new-age, quant à lui, est bien là, avec ses multiples déclinaisons de religiosités, à l’instar des « théories altruistes », la « santé holiste », « l’éducation transpersonnelle », la « conscience écologique », le « sentiment de communauté mondiale »…. Pour Le Goff, « ce que cette religiosité reflète avant tout, c’est l’anomie d’une société qui ne sait plus d’où elle vient ni où elle va ». Il poursuit : « elle est comme l’image inverse du fondamentalisme, elle redouble de déclarations de paix et d’amour envers l’humanité tout entière alors que l’islamisme radical proclame sa haine des mœurs et des valeurs démocratiques, que l’Etat islamique et ses suppôts commettent des massacres de masse. Son sentimentalisme, son pacifisme et son humanisme désincarné sont proprement déconcertants. Intégrant une version angélique des droits de l’homme, cette religion de l’amour universel forme un vaste prêchi-prêcha en dehors de l’histoire et de la réalité ».
De notre côté, nous ne sommes ni déconcertés, ni surpris. Nous dénonçons souvent dans nos chroniques la vaste et puissante entreprise de déconstruction érigée sur les idées plutôt que la réalité, orchestrée par les élites mondialisées. Quand notre auteur affirme que « rien n’est encore joué » pour ce basculement de civilisation, nous sommes là, par contre, étonnés. Et attendons impatiemment qu’il nous propose des axes de reconquête. Restaurer le service militaire ? Refonder l’école du savoir et de la transmission ? Rechristianiser le pays et raccrocher le maillon manquant de la morale ? Ré instituer les piliers de notre civilisation occidentale et ranimer son génie ? Autant de gageures, non ?