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Italie

Italie

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« La verdure ébouriffée : paysage et ferveur dans l'Italie promenée ou admirée, entre Stendhal, Giono et Fra Angelico… »

L’Italie n'est pas qu'un ensemble de musées, de cités confites dans l'art, qu'une légion de villes emmuraillées dans un passé splendide. De Ravenne à Venise en passant par Rome ou Florence, par l'Ombrie ou la Toscane, de Milan à Naples, et de Sardaigne en Sicile, même crénelé par la mort, c'est un paysage vivant. Et qui fait cogner le cœur, qui noie et remplit les yeux dans le bonheur et dans la joie. Joie, oui. Laquelle est d'une essence plus pénétrante et plus durable, d'ailleurs… Stendhal n'a vu et voulu sagement tenir et garder lucidement, et jusqu'à la fierté, il s'est efforcé de n'avoir, d'elle, au cœur et au corps, entre peau et chemise sacrifiées joyeusement, hors de quelques très étranges et belles nuances : rien de plus que cette conviction-là, tenace et juvénile. Elle l'accompagnera cette certitude jusque dans l'abri d'un cimetière parisien. Son œuvre et sa correspondance, ses journaux et esquisses, même dans leur inachèvement, palpitent et roucoulent (y compris avec une vive sécheresse de sarment de vigne dans les mots, quand il évoque le malheur et la cruauté). La moindre page de Stendhal sur l'Italie réveille et fait vibrer. Et comme ils persistent franchement ou un peu farouchement - qui sait? - et se répondent, ces réveils et ce vibrato sensible et ironique ou cru, assez nettement, d'un éclat décisif aussi et complice avec le récitant de La Chartreuse…, chez Giono, n'en déplaise au fin lecteur qu'est Dominique Fernandez, si curieusement courroucé et dressé (roidement comme un Portugais ou un Espagnol sorti tout sombre de chez Montherlant) tout sévèrement et rapidement contre le conteur du Paraïs. Sans hésiter, il faut pourtant bien y céder et en convenir assez gaiement: c'est d'une Italie pleine de souffle, de vie et de vigueur qu'il s'agit, d'un paysage sorti du coton, livré à découvert, d'un monde fiévreux et tendre et d'une verdure chargée d'étincelles, écarlates et vertes, un mélange merveilleux, une alliance émerveillée, de Nature et de verdure, donc un cadre innocent et orageux, plaçant tout dans une unité parfaite et accomplie malgré l'apparence brouillonne et désaccordée parfois, jusqu'à l'ivresse heureuse de la musique de fond, comme une série de flammèches innocentes, sans danger désormais pour nous (hors celui d'une tension soudaine et d'une forme d'enivrement dans l'admiration ou dans l'aperçu et uppercut trop sensibles), subtilement livrées dans l'air, aux charmes nets et aux mesures ébouriffées. Conjuguées dans l'encre et sur le papier, comme elles le sont, pour le promeneur actuel, pour le promeneur permanent qui découvre l'Italie, ou pour celui qui y revient…

On pourrait s'étonner que j'emploie le mot de ferveur en saluant d'abord l'Italie par Stendhal ou par Giono. Ces deux révoltés-là, ces deux frères évidents, ces deux évadés de leur tempo français devenu lourd à vivre et à porter, malgré la longue distance temporelle qui les sépare, ont leurs étincelles et leurs piqûres ferventes, et leur ton, chaleureux et vibrant comme un cantique, ne saurait tromper. On sait bien que, croquant du curé ou de la nonne dans bien des pages (Hugo ne fera pas mieux, ou sur un autre ton), qu'elles soient des pages françaises ou moments des romans et chroniques d'Italie, qu'elles soient pleines de promenades romaines ou d'autres flâneries passionnées ou ironistes, Stendhal n'en admire pas moins une unité de l'art chrétien, une fermeté et un élan vaste de l'art catholique, un art aux multiples formes séduisantes, marquantes et lucides pour lui. Et la fermeté de l'autorité papale.

Pour Stendhal et pour en revenir à l'art, il salue une tradition totale, inscrite sereinement et glorieusement dans le passé, et un essaim de principes qui n'est pas exactement gâché ni oublié, espérait-il surtout, un art conservé mais à l'air libre, pas étouffé dans l'ombre, où l'on pouvait se jeter en ouvrant les portes, entre deux élans de malaria et les parfums des cierges, et un art observé à distance ou dans l'immédiateté et vu toujours sans totale déception, un art encore palpable dans le présent mais ne réfutant pas l'Antiquité. En cette impression-là, Stendhal anticipe ou préfigure Baudelaire. Et cela, même si ce présent des années 1815-1830 est, fondamentalement aussi pour Beyle-Stendhal hélas plus malheureux ou moins chanceux, parce que pour partie plus prosaïque également de la part de bien des familles italiennes, celles qu'il avait pu connaître, ou même quand, cette connaissance de la gazette de certaine ville boudeuse, ou de l'actualité de son ennui consulaire, échappant mal aux lieux et aux aléas et caprices lourds d'une époque si mouvementée, parfois fébrile, il la puisait aussi, cette actualité teintée d'immuable ou de regrets des vices et des vertus manqués, dans des chroniques de l'an 1500 ou dans les journaux de 1817 ou de 1823. Ou de quelques dates éparpillées entre 1800, 1803 et 1839…

Je ne sais si Stendhal a connu ou croisé William Beckford, ce romantique absolu, et je ne me souviens plus même exactement s'il l'a lu, ni s'il le cite, même en picoreur distrait ou parfois sommaire, comme il pille en bon gaillard quelques autres, mais pourquoi refuser de voir, dans son art du voyage, dans sa lecture du paysage italien, dans son culte de la musique, dans le choix, parfois discuté ou emprunté aux goûts de quelques autres, et parfois délayé dans ses livres, de ses tableaux ou de ses statues de prédilection affirmée, en allant donc au-delà de la quintessence romantique ou préromantique, au-delà de l'éclat de fanfare de l'ouverture fameuse dans le genre militaire, dans le genre aussi du Te Deum martial et rutilant de sa Chartreuse… ou dans le ton du même ordre du hussard au bonheur fou de Giono, quelque chose qui, entre Milan et Parme, entre Rome, Florence et Naples (ou du côté de Brescia ou de Padoue pour Giono encore, soudain lui-même revenu aux sources, par un voyage enfin entrepris - hors des frontières si limitées des séparations temporelles), pourquoi, décidément, ne pas vouloir voir quelque chose de plus, un supplément de cœur qui de loin dépasse le culte de la bande sonore ou du galop de cheval d'un épi humain d'or porté par un mouvement dansant et équestre de belle maîtrise et de robe noire?

Il y a curieusement, loin des noirs espagnols, de pierre et d'hommes, splendides de Morand, qu'il voyage et chronique lui aussi, ou bien qu'il signe l'entrée et la sortie de son fameux 'Flagellant de Séville', loin de cette leçon de Ténèbres, une allégresse partagée de l'Italie, taillée en galette fraternelle et croquée à la gourmande, vite et bien, mais sans goinfrerie grotesque, dans les pages remplies de paysages, chez Giono comme chez Stendhal. Ce qui, d'ailleurs, ne sacrifierait ou n'annulerait nullement la beauté des pages italiennes, de Venise en passant par l'écho de Byzance, de Morand…

Il y a dans leur encre qui noircit les pages ou qui les bleuit, quelque chose qui offre, avec le soleil soudain levé ou la rondeur dorée de la Lune (chez Musset aussi, qu'a malicieusement chanté Brassens, cet autre fervent à sa façon), une verdure ébouriffée décidément - et d'un beau naturel. Une franchise qui vaut un regard de peintre, pleine des beaux verts d'étincelles et vibrant du merveilleux Véronèse. Une allégresse évadée aussi des cellules lumineuses de Fra Angelico. Dont on peut trouver d'ailleurs une illustration picturale exemplaire.

Pour accompagner la Provence ou l'Italie observées par Giono, pour gambader avec Stendhal au fil de la belle Botte (pour ne jamais se perdre en Italie mais avoir l'ardeur d'y vivre, et aussi, pour aller jusqu'à y goûter la ferveur, et la Passion même douloureuse comme un fruit mûr, amer, tragique, mais pas exactement privé, ce fruit-là et le sentiment humain et divin qu'il porte, de soleil et de gazon frais, là où pleurent les fidèles et où verdissent avant de revivre les corps blessés), il faudrait illustrer leurs œuvres de jumeaux plus que réels, et aussi, souligner sereinement la trace de leurs passages, en recourant à des variations tirées de la bouleversante Descente de Croix, au Christ pâli de corps et nimbé de vert dans la mort. Et si dignement porté par sa famille, par son escorte sacrée et bouleversée, amicale, isolée et douloureuse.

Jamais, je crois, on n'a si richement su parer de couleurs de vie, dans l'image de cette Jérusalem toscane, la Douleur et la Mort, jamais aussi tendrement et fortement, jamais avec autant d'émotions manifestes, vécues ou en plein sceau de vérité et de franchise frappantes, vraiment, qu'a pu le faire avec sa patience et ses nuances inimitables : Fra Angelico.

De l'Italie promenée, qu'elle soit antique ou romantique, qu'elle soit papale ou débusquée par un touriste heureux et intelligent (sensible et amoureux, ou malicieux et pétillant, espèce rare) dans les pages de chroniques agitées ou réinventées largement, de l'Italie écrite ou traduite picturalement, vibrante et inspirante, dans l'Italie ancienne comme dans celle d'aujourd'hui, décidément, il y a toujours quelque chose à retrouver d'une Italie immuable, ineffaçable et réelle. C'est la relecture à facettes ou à ailes déployées et ouvertes, offertes pour dire le vif et le vrai, qu'offre toujours la vivacité intacte et si transcendante, la vision renouvelée et à la fois simple et translucide et de pleine clarté et volupté, de ses paysages inscrits ou greffés sur des fonds d'hommes libres. Et sur des fonts d'âmes fortes.


Martine Bligny peintre de la parousie
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Nicolas de Staël, un prince en silence…
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Davide Galbiati et les saints d’un autre monde
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