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Sur un Napoléon déjà daté et lourdement raté

Sur un Napoléon déjà daté et lourdement raté

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On pouvait attendre et espérer beaucoup de Ridley Scott et de sa vision de Napoléon. Du moins si l'on se fiait à certains souvenirs de son œuvre cinématographique passée, qu'il puisse s'agir de son exercice inaugural, Les Duellistes, adaptant en 1977 Joseph Conrad ou encore, pour comparer un équivalent de puissance romanesque et cinématographique, de la vision et de la transposition passionnée d'un autre réalisateur, l'un de ses contemporains, un très digne Australien et non pas un Anglais de ce temps-là, Peter Weir (qui a aujourd'hui 79 ans), un maître imagier, passé lui au grand service épique des romans maritimes et historiques de Patrick O 'Brian, en fixant sur l'écran plusieurs des récits fascinants du cycle Aubrey-Maturin, avec un enthousiasme méritoire (malgré, chez Weir aussi, en fait, quelques entorses, dont l'une concernait un vaisseau français quand le roman faisait de ce chasseur et de cette proie pour l'Angleterre un vaisseau américain). C'était, pour cette dernière forme cinématographique, dans Master and Commander, en 2003. Paul Betanny et Russell Crowe servaient solidement leurs personnages et donnaient âmes, souffle et présences et aussi vibrants et vivants face à une présence autre, multiple et étrange, celle qui dominait les êtres, la mer inscrite sur l'écran de manière forte et fulgurante, oui le tout développait une puissance et une poésie presque absolue et magnétique, offerte splendidement à un film totalement digne des romans qu'il illustrait. Ainsi, en 2003, Weir répondait formidablement au Ridley Scott de 1977. Il le complétait. Mais il n'a pu l'aiguillonner, malheureusement. Ni l'aiguiller.

Dans Master and Commander, même s'il transforme le vaisseau américain en vaisseau français, Weir ne trahit pas l'œuvre de P. O'Brian et son parti-pris reste logique, et il n'est pas obsessionnel comme l'est celui qu'offre Scott aujourd'hui contre la France et son Histoire, dans son Napoléon si rageur et peu fair-play de ton. Ce qui en fait déjà un prématuré vieilli, en somme.

Vingt ans après ce dernier exercice de style valable et réussi par un autre que lui, tout aussi aigu de justesse pour Master and Commander de 2003, donc, que pour la transposition des Duellistes de 1977, Ridley Scott pour sa part n'a plus vraiment d'enthousiasme et, hors de quelques séquences spectaculaires de son Napoléon, on peut se demander si le film a un brin de solidité ou des mérites, mêmes épars…

Après l'avoir vu, avouons-le, c'est la plus cruelle déception qui domine. Non seulement pour l'historien, lequel ne peut qu'être choqué par les manquements et les partis-pris du film, mais finalement plus encore par les erreurs multiples qui émaillent ce qu'il ne convient de prendre que sous la forme d'un spectacle.

Ce n'est pas l'historien simplement ou après bien d'autres, aujourd'hui, qui réagit sur ce film — Jean Tulard comme Patrice Gueniffey ont su dire tout ce qui convenait sur les défauts majeurs du film en tant que tentative ou mauvaise tentation historique. En tant que prétention à rapprocher Napoléon d'autres personnages horribles du passé ou du terrible temps contemporain et disons, totalitaire.

Que Ridley Scott ne soit plus l'esprit curieux et doué qui formait le livre d'images et les fureurs belles des Duellistes, avec son esthétisme singulier et puissant, avec ses émotions et ses froideurs, avec ses forces et les faiblesses de ses personnages, cela peut décevoir. Qu'il n'ait plus, à 85 ans, la vigueur du magicien d'images des Duellistes qu'il ne puisse plus non plus concurrencer Weir, merveilleux voyageur maritime de Master and Commander, voici vingt ans, cela pourrait nous émouvoir. Mais signalons-le, Ridley Scott n'est pas hélas David Lean, capable à 76 ans, de signer La Route des Indes, d'après E.M. Forster, en 1984 ; il n'est pas non plus John Huston qui, presque mourant et octogénaire lui aussi, donnait au cinéma cette merveille qui était Gens de Dublin, en 1987, en respectant splendidement James Joyce, ni Eric Rohmer, lorsqu'il signait L'Anglaise et le Duc

Ridley Scott ne comprend pas plus Bonaparte en tant qu'esprit marqué par la Révolution que comme législateur et comme réformateur de la France et de l'Europe

Ridley Scott était déjà assez étrange lorsqu'il se penchait sur les aventures de Robin des Bois, dans lesquelles il nourrissait déjà une détestation française troublante. Cette détestation française, cette incompréhension de la France et de son passé historique, oui tout un bloc conscient ou dominant, tout de même, un bloc de colère mal rentrée enfin se confirme douloureusement dans sa vision qu'on ne saurait qualifier de "nouvelle" de Napoléon, tant elle est datée et caricaturale. C'est tout ce que j'en veux dire ici, en ajoutant ceci : Ridley Scott ne comprend pas plus Bonaparte en tant qu'esprit marqué par la Révolution que comme législateur et comme réformateur de la France et de l'Europe. On peut aussi, en historien, réagir avec effarement quant au final, et notamment à l'affichage si tragiquement fantaisiste du chiffrage des morts et des victimes des guerres napoléoniennes, lequel est affirmé avec vigueur par le réalisateur. Passons.

C'est le spectacle, en fait, qui déçoit. Et c'est aussi par-là que le film est défectueux et raté. Film esthétiquement sombre, trop sombre, qui donne une vision torride de la passion de Joséphine et de Napoléon, mais sans en comprendre les rouages exacts ni la portée intime autant que politique, ce que réussissait plus nettement Robert Mazoyer, appuyé sur Daniel Mesguisch et sur Danièle Lebrun pour la télévision française… Il ne s'agit pas ici de faire l'étalage d'un palmarès entre comédiens, ni de rendre un jugement sur la performance de Joaquin Phoenix. Plus présent en Johnny Cash qu'en Bonaparte ou Napoléon… Une réflexion seulement : sans doute aurait-il été un Bonaparte plus crédible à l'époque de son rôle du ténébreux Commode, un Commode de cinéma et non pas celui de l'Histoire, dans Gladiator ? Assurément, dans le travail cinématographique de Ridley Scott, ce Napoléon vient tard, il est crépusculaire de ton, et s'il a un peu de vigueur dans les batailles esquissées, il manque l'essentiel : une vision non pas historique mais au moins ajustée des personnages et de l'époque. Ce n'est pas le premier film à manquer la cible, et notamment dans le domaine américain ou anglo-saxon…

Mais, dans l'ordre du spectacle strictement : un film bavard, flou, aux personnages esquissés et aux éléments bâclés; certes, les uniformes sont beaux, certains aspects sont bien rendus ou restitués. Mais, ce qui est décevant, c'est qu'avec autant d'ampleur, de volonté et de moyens, on arrive comme le fait Ridley Scott à un spectacle vide de puissance réelle (hors de batailles, soit, filmées avec plus de vivacité et de volonté, mais montrées sans clarté), donnant ou livrant un Bonaparte maladroit, un Napoléon sans la moindre énergie. Bref, un masque sans vie ni profondeur. La jeunesse de Joséphine, de fait et en contrepoint, apparaît en ce cadre fautive et paradoxale face à Bonaparte. Elle est vivante mais sans charme. Que Ridley Scott, enfin, se soit davantage concentré sur Napoléon et Joséphine que sur le reste aurait pu donner un film passionné autant que passionnant, mais là aussi, le film est bancal et finalement daté, autant que fautif dans les détails et quant à l'ensemble.

Au fond, le Napoléon de Scott dans le cru de 2023 n'est pas moins factice quant aux personnages et aux caractères qu'il offre, présente, prétend approfondir avec lourdeur ou ne fait qu'esquisser, que le Désirée, d'Henry Koster, en 1954, ou bien aussi idéologique et (par certains aspects trop appuyés chez Scott aujourd'hui) plus caricatural encore et bien moins beau, moins lyrique que le fameux Lady Hamilton ('That Hamilton Woman') en 1941 (porté à l'écran par Alexander Korda, qui savait lui qu'il malmenait l'Histoire et faisait ouvertement de la propagande de grand style, certes, ce grand style qui manque hélas au récit décousu de Ridley Scott aujourd'hui, y compris dans l'ordre narratif et construit de son scénario et de son film achevé).

Napoléon déconstruit

Au fond, dans l'ordre du spectacle comme dans celui d'un film à prétention historique, Ridley Scott n'offre rien d'autre qu'un résultat déjà marqué par le vieillissement. Pas seulement un visage manqué de Napoléon, pas seulement une réflexion sur l'Histoire devenue sans substance ni force. Son film est une preuve d'incompréhension historique. Mais son Napoléon pleurard, pleutre n'est pas seulement un contresens, c'est l'accomplissement d'un personnage triste, vague. C'est l'affirmation non seulement d'un Napoléon incompris (mais qui ne serait plus énigmatique seulement devenu une caricature involontaire pour son comédien-marionnette, pour l'acteur impuissant en Bonaparte au moins, déjà vite écrasé par son réalisateur), mais c'est la preuve d'un Ridley Scott ne sachant plus rien faire de son personnage majeur, ni n'ayant plus à offrir, après tant de tapages, d'annonces, d'effets rien d'autre, pas autre chose, qu'un : Napoléon déconstruit.

Ce n'est pas un film en conséquence, c'est un puzzle à prétention d'actualité ou un puzzle ruminé, qui trahit non seulement l'Histoire mais surtout réduit le spectacle à une propagande finalement boursoufflée, manquée, faible et grotesque. Qu'en sort-il? rien de moins, et c'est le plus grave ou le plus triste, qu'une belle attente déçue… Un film insensible, noir et long, lourd et pesant. Incapable de nous emporter dans l'époque, l'épopée ou la critique d'un temps qu'il visite sans rythme ni puissance réels et complets. Bref, un fort coûteux ratage narratif. Autant qu'une forme de faillite historique. Que seuls un Kyrie et un lamentu de chœur corse, avec leurs beautés marquantes, et ce son de l'Éternité franche, sauvent de l'ennui le plus profond ou de l'agacement le plus sensible…

En somme, ce n'est pas Napoléon qui manquerait son retour en 2023, mais bien Ridley Scott. Il fait un grand ratage, après l'étape réussie, via Joseph Conrad en 1977. Et en dépit de l'exemple non suivi mais si juste, net, enthousiasmant et spectaculaire, offert par Peter Weir en 2003 en hommage au magistral Patrick O'Brian. Scott s'offre un retour , mais mal parvenu et mal venu, enfin, et qui vient si tard chez cet autrefois si doué (mais ici qui s'agite vingt ans trop plats, vingt ans trop longs, avec ce codicille de 2023) de manquer aujourd'hui son retour à Napoléon ou vers ce dernier ! Hélas…

Dans la version à courte vue de Scott manque toute l'énigme, la poésie et l'énergie étonnée de celui qui disait à David : "Peignez-moi pensif…", voilà tout. Mais ce tout qui manque, ce tout qui fait défaut, c'est le tout qui fait beaucoup. Beaucoup à la fois : trop… et trop peu. C'est le paradoxe et l'échec du film, qui écrase ses acteurs, qui les fige sans qu'ils puissent comprendre ni animer leurs personnages joués et trahis, et qui reste un ensemble triste et lui aussi écrasé par ses décors, sinon par les failles, les ellipses et absences, les aberrations étranges et involontairement comiques, de son scénario.


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