Découvrez la collection Mauvaise Nouvelle, aux Éditions Nouvelle Marge.


Mauvaise NouvelleActe I

Mauvaise Nouvelle
Acte I

Par  

« Être inculte, c’est n’avoir rien à regretter de tout ce qui est détruit »
RENAUD CAMUS, Outrepas

Acte I


Les bibliothèques du monde croulent depuis longtemps déjà sous le poids écrasant de livres vides : la lente suffocation de la Littérature sous le contenu des tombereaux de l'édition déversés par celle-ci avec une régularité métronomique nous amène à chercher violemment encore un peu d'air pur dans cette atmosphère de fin du Verbe.
À l'heure des flux et de l'omniweb, de la survie généralisée et de l'éclatement territorial, plus rien ne se fixe, nous sommes maintenus dans un état de dépendance au changement : tout se trouve à portée de clic, tous les livres, toutes les musiques, tous les films, toutes les informations. Mais ainsi repus, menacés par une léthargie de l'esprit et un savoir fragmentaire, nous sommes encore quelques-uns à vouloir nous poser la question essentielle : que sont nos actes ? Combien d'entre nous retourneront à ces horizontalités anesthésiantes, après avoir constaté l'immolation permanente à la Technique que sont devenues nos pauvres vies ?

Je m'appelle Gédéon Pastoureau, je suis né le 24 février 2044 dans le district CentrOuest. Mes parents possédaient une ferme au nord de la conurb de Tours. Nous vivions heureux, malgré la situation difficile dans laquelle se trouvait la région. Nous étions assez loin de la Zone, nous vivions bien. À huit ans, je savais recoudre un vêtement, réparer mon vélo, déboucher une gouttière, ranger le bois, entretenir un potager, m'occuper des poules, traire une vache, cuisiner un repas pour quatre et je connaissais les points vitaux essentiels du visage, du buste et ceux du bas du corps. Mon père, je me souviens, m'avait appris à me servir de sa carabine pour l'anniversaire de mes dix ans. Je revois, posées sur une vieille souche du verger, les bouteilles de bière et les vieux pots de terre cuite que je faisais voler en éclats, en même temps que les merles décampaient au premier coup de feu. Dans mon esprit, parfois, le bruit des détonations résonne encore, en même temps que me reviennent l'odeur familière de l'herbe sur laquelle je m'allongeais pour viser, ainsi que le son de la voix de mon père qui me disait que quelque chose s'était brisé. Bien sûr, je pensais alors naïvement qu'il parlait des bouteilles et je ne répondais pas, un peu gêné, laissant s'installer un long silence durant lequel, je le sais maintenant, il souffrait de nous aimer si fort.
Les livres et les longues discussions avec mon père, en forêt ou bien au coin du feu, m'ont appris la puissance et le pouvoir des mots. Ils m'ont aussi aidé à comprendre un peu comment nous en étions arrivés là.

Aujourd'hui, j'habite toujours la ferme, avec ma femme, Jeanne. Comme beaucoup d'autres, notre couple est stérile et je sais qu'elle souffre de savoir qu'elle n'aura jamais d'enfant. On ne savait pas bien si c'était la nourriture, l'eau qu'on buvait ou l'air qu'on respirait, mais la proportion de personnes stériles augmentait sur tous les continents depuis environ une vingtaine d'années. Une théorie qui circulait évoquait la sombre conspiration d'une organisation secrète manipulant les géants des industries agro-alimentaires et pharmaceutiques afin de stériliser 80% de la population. Le but, philanthropique s'il en est : lutter contre la surpopulation et éviter, à terme, ses conséquences néfastes pour l'humanité. Ce dont nous étions certains, en tout cas, c'est que nos femmes ne pourraient plus enfanter.
Maman n'a pas vécu bien longtemps après le meurtre de papa. La Zone gagne et, la nuit tombée, c'est folie que de ne pas se barricader. J'aurai quarante ans dans quelques semaines et il se peut que je n'atteigne pas cet âge.

Lorsque j'entrai en contact avec le Blaste pour la première fois, il y a une dizaine d'années, je me faisais peu d'illusion sur l'impact réel des actions qu'ils menaient. Mais me taraudait alors le besoin de vérifier si j'avais un rôle à jouer au sein de cette machine de guerre, laquelle œuvrait, disaient-ils, à restaurer l'âme française. Je n'étais pas bien sûr de comprendre ce que celle-ci recouvrait exactement, mais par moments, je sentais intimement et de façon intense que je participais de celle-ci par l'esprit et par le sang. Doux Jésus… à quoi bon défendre sa vie et celle de sa famille, si l'on sait que tout le reste, autour de nous, disparaît irrémédiablement ?
La France n'existe plus, le Blaste veut la ressusciter. Dans les faits, son objectif est double : la cellule territoriale planifie, à partir du secteur sud du district, d'investir puis d'agréger progressivement des territoires, tout en les expurgeant des éléments réfractaires ; la cellule culturelle, parallèlement, conduit la fabrication puis la diffusion efficace d'outils d'acculturation. Mon père avait en son temps dirigé quelques opérations, en refusant toujours de m'y associer. Ses motivations me paraissaient claires, et je les faisais miennes. Il me disait que je ferai mon choix l'heure venue, que nous ne pouvions risquer notre vie ensemble. L'heure venue, il se peut que la piété filiale m'ait décidé à m'engager. Je conçois aujourd'hui qu'il n'aurait pu en être autrement : quoi de commun entre la Lumière et les Ténèbres ?
L'ironie du sort voulut que papa se fasse tuer non pas en mission, mais par des rôdeurs qui, s'étant introduits chez nous de nuit, l'avaient réveillé et avaient ouvert le feu sur lui avant de s'enfuir. Il avait été pris de vitesse : la première balle lui avait déchiré l'épaule droite, la deuxième lui avait perforé le poumon. Dans les bras de maman, il mourut très vite, étouffé par son sang.
Désormais, le Blaste sous-traite avec une dizaine de groupes ayant chacun sa spécialité. J'appartiens à l'un d'entre eux, nommé Mauvaise Nouvelle : Paul, qui avait grandi dans un village voisin et que j'avais rencontré à la sortie de l'adolescence, l'avait fondé sur les cendres d'un mouvement ultra-violent qui avait périclité du fait de son nihilisme et de son manque de discrétion. Il est parvenu à en faire un petit groupe radical structuré aux motivations claires et a fini par gagner la confiance du Blaste. Mauvaise Nouvelle intervenait principalement sur des actions de type « nettoyage », c'est-à-dire que nous procédions à l'enlèvement de personnes afin d'effacer partiellement leur mémoire. L'opération était plus coûteuse et plus lourde qu'un simple assassinat, mais elle présentait l'immense avantage, presque toujours, de passer inaperçue. A chaque fois, le matériel Erazer dont nous nous servions était pré-programmé par les gars de Blaste, ce qui implique que nous ne savions pas quels souvenirs ou quelles connaissances nous effacions.
En général, je ne participais qu'à deux ou trois opérations par an, nous étions assez pour nous permettre de ne pas augmenter ce rythme. Il y avait bien assez à faire à la maison pour m'occuper le reste du temps.

Cette fois, l'opération que me confie Paul sort un peu de l'ordinaire. Le choix de la cible, d'abord, me paraît incompréhensible : un groupe de trois jeunes gens, soupçonnés du meurtre du dernier juif du district. En quoi cela concernait-il le Blaste ?

Mauvaise NouvelleActe III
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