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Mauvaise NouvelleActe III

Mauvaise Nouvelle
Acte III

Par  

Hamlet. – Eh, donc, sans plus de façons, je crois qu'il sied que nous nous serrions la main et séparions, vous pour vaquer à vos affaires et à vos plaisirs – car c'est un fait, chaque homme a ses affaires et ses plaisirs – et pour ma part très humble, voyez-vous, j'irai prier.
Horatio – Ce n'est là qu'un tourbillon de paroles inconséquentes, Monseigneur.

SHAKESPEARE

Acte III



J'avais retrouvé Paul Voltor un peu avant la Deuxième Guerre Civile. Nous avions tous les deux vingt-trois ans, un âge où l'embrasement d'une vie peut donner lieu à un feu de paille ou bien à un incendie cosmique. Nos routes s'étaient déjà croisées quelquefois, sans que nous ayons eu l'occasion de faire réellement connaissance. J'avais toutefois déjà décelé en lui une personnalité exceptionnelle et une sorte de sympathie spontanée m'avait poussé vers lui à quelques reprises, sans que je sache identifier clairement cette force secrète à laquelle je brûlais de confronter la mienne. Jeunes diplômés, nous étions alors tous deux à la recherche d'un travail ; nous avions dix mois devant nous et si nous n'obtenions rien avant cette échéance, le règlement de l'UE ferait de nous des W : dans le district, le « dabeuliou » avait été surnommé TRASH : Travailleur Réquisitionné pour l'Amélioration et la Sécurisation de l'Habitat… Ce statut peu enviable nous affecterait alors mécaniquement à une des très nombreuses unités de travail obligatoire, lesquelles représentaient près de 50 % de l'activité totale du district. Dans l'UE, la moyenne était de 28 %. L'activité, comme le surnom l'indiquait ironiquement, consistait à détruire des habitations désaffectées. La rémunération pour cette tâche ingrate était quasiment symbolique et il était très risqué de se soustraire aux obligations du W : un corps de l'armée UE était dévolu à la traque des déserteurs et le sort réservé aux réfractaires qu'on ne manquait jamais de rattraper avait de quoi dissuader quiconque n'était pas tout à fait indifférent à l'idée de douleur.
Le programme de recherche d'emploi à distance auquel Paul et moi étions automatiquement inscrits après nos cursus respectifs ne nous laissait alors que peu de temps et, répétitives et mornes, nos journées s'écoulaient derrière un écran à optimiser nos profils, à paramétrer nos robots-chercheurs et à passer des entretiens via l'omniweb. Je n'avais guère le temps d'aider mes parents aux travaux de la ferme et je me rendis compte que cela me manquait. Il était exclu que que je puisse travailler sur la petite exploitation familiale : on ne pouvait plus accéder au statut d'agriculteur depuis quelques années déjà. Après un monitorat de Français, j'étais donc en quête d'un contrat de professeur. Les écoles privées ne manquaient certes pas, mais il y avait trop peu de postes à pourvoir : les places y étaient chères et je craignais fort de devoir, comme tant d'autres que nous connaissions, passer par la case TRASH. Voltor, lui, était relativement confiant : il convoitait un poste de journaliste, et les quelques grosses entreprises de la région en recrutaient régulièrement, plus ou moins directement, afin de s'assurer des contenus favorables et en phase avec leurs desiderata.

C'est en ce temps-là, malgré le risque lié aux sorties nocturnes, que nous avons commencé à nous voir régulièrement : nous avions pour habitude de nous retrouver certains soirs dans un bistrot de Tours-Ville, un peu à l'écart du centre dédié aux lieux de convivialité. Le Septentrion, comme une survivance des temps anciens, se prêtait à merveille à notre besoin d'anachronisme du moment : partageant une expérience similaire, nous avons tôt fait de disserter sur tout autre chose que notre recherche de travail. Dans cet écrin désinvolte et sans époque, aux murs surmontés de miroirs usés et hors d'âge, de vieilles gravures pieuses, et de quelques petits animaux naturalisés, nos discussions prenaient souvent un air de conspiration. Nous conversions volontiers sur tout et sur rien, mais il faut reconnaître que, peu à peu, nos causeries semblaient mettre à jour l'architecture d'une singulière machine de guerre. À voir partout tant de haine froide et de violence, nous semblions avoir tacitement convenu que le jugement du monde était en route et que nous pourrions peut-être le hâter.

Un soir de mars, alors que les premières journées claires peuvent déjà prétendre nous mener au printemps, j'arrivais à notre rendez-vous au Septentrion. J'avais emprunté le circuit habituel, m'évitant les quelques secteurs où je préférais ne pas tenter le Diable. En entrant, je fis un signe de tête doublé d'un sourire à l'adresse du tenancier, le père Benoist, toujours occupé à écrire à la main derrière son comptoir de bois sombre et de zinc. Cet ancien prêtre avait quitté le sacerdoce depuis longtemps déjà, mais nous l'appelions toujours père : engagé dans ce travail profane, il ne protestait d'ailleurs de temps en temps que pour la forme. Grâce à lui, le Septentrion avait échappé à la fermeture mais je ne crois pas que cela fut son objectif premier : sans avoir obtenu de réponse nette à ce sujet, je serais assez étonné que sa compulsion scripturale ne soit pour rien dans cette reconversion.
Je vis immédiatement chez Voltor que quelque chose avait changé : son regard était différent, plus intense mais aussi à la fois plus doux et comme lointain. Comme je m'asseyais face à lui sur la vieille banquette de tissu fatigué, je vis Paul rayonner de manière inhabituelle.
- Eh bien ?
- Eh bien, qu'est-ce que tu prends ? demanda-t-il avec un large sourire, se redressant légèrement et se passant la main sur le front et le haut du crâne, comme pour réactiver une machine laissée inactive durant l'attente.
- Comme toi, répondis-je sans rien ajouter tandis qu'il cherchait du regard, derrière moi, le père Benoist et qu'il lui demandait d'un geste de la main de m'apporter la même chose. Ce faisant, il conservait cet éclat inédit, une manière d'énergie irriguant chaque particule de son être.
- Regarde ce drone, fit-il alors doucement, désignant du menton, sur sa droite, la vue qui s'offrait à nous à travers la petite fenêtre cintrée. Que se passerait-il si on les détruisait tous ?
Dehors, l'engin de métal noir vrombissait sereinement tandis que ses capteurs quadrillaient la rue. Rapidement, on ne le vit plus. Le père Benoist déposa devant moi la bouteille de bière sombre et s'effaça.
- Je ne sais pas : le taux des crimes et des délits monterait en flèche ?
- Absolument. Supprime l'agent, tu supprimes la fonction : la nouvelle réalité ainsi créée peut épouser les contours d'espaces nouveaux laissés vacants. Mais alors, comment prédire précisément l'ensemble des séquelles liées à la disparition d'une fonction à travers celle de tous ses agents ?
- Je ne te suis pas…
- On ne peut pas, tout simplement. C'est le chaos. La Terre, le Sang et l'Esprit qui ouvrent le feu simultanément, actualisant toutes les guerres et ramenant le sacrifice à sa dimension divine. Regarde ce qu'est devenu le monde : malgré le peu de naissances enregistrées depuis quelques années, une prolifération humaine qui semble se complaire dans la vanité sépulcrale de trajectoires insensées, ce bouillonnement putride d'individus dénudés de toute transcendance, avilis par atavisme, n'ayant d'autre objet que de s'enfoncer plus abjectement dans l'auto-destruction par la satisfaction de ses désirs les plus primaires. Il faut ouvrir cette chair morte et la purger de son sang mauvais : soyons le scalpel.
Il avait parlé calmement, articulant chaque mot avec la délicatesse du vent qui impose aux branches souples de plier et bruisser en harmonie. Si elle s'était cambrée de subtiles intonations, la brève oraison n'avait pas réussi à dissimuler complètement le torrent de violence qui sourdait. Il laissa sa respiration devenue un peu plus forte emplir la bande-son de notre huis-clos, un moment passa durant lequel je crus être littéralement absorbé par ses yeux devenus brûlants et qui semblaient ne plus jamais devoir ciller.
Par une sorte de réflexe défensif, afin de me soustraire à ce baptême du feu, je scrutais quelques instants la rue sombre où évoluaient quelques groupes de silhouettes interlopes, avant de replonger, avide, dans le regard éruptif de Voltor.

Cette soirée fut en quelque sorte l'acte de naissance de Mauvaise Nouvelle première époque. Elle inaugura une série d'actions qu'il ne m'appartient pas de relater ici mais dont la raison d'être, me semble-t-il soudain, pourrait s'apparenter, en métallurgie, à l'opération de la trempe : l'obtention d'un état métastable. Une chréode.
Il y eut bien des morts pour lesquelles il sera inutile de chercher une justification : ceux qui furent fauchés par MN n'ont en commun, en somme, que la violence sauvage avec laquelle la vie leur a été ôtée.
Paul avait rapidement compris que je ne me joindrais pas au groupe : s'il avait cru, au départ, pouvoir m'associer à son projet démentiel, il dût convenir assez vite que je ne me laisserai jamais convaincre. Il ne me dissimulait rien de ses opérations, je ne lui cachais pas qu'elles me semblaient terribles et dérisoires. Au bout d'une dizaine de mois d'actions menées à un rythme effréné, Voltor fut contraint de dissoudre l'escouade : l'ombre du carnage ne le quittait plus et ses hommes se montraient de moins en moins fiables, de plus en plus incontrôlables. La guerre civile qui s'installait alors lui fournit une raison supplémentaire de couper court : le chaos était initié, ce dernier n'avait plus besoin de lui. Je ne lui ai jamais demandé comment il s'était débarrassé de ses armes humaines devenues encombrantes ni si le Blaste l'y avait aidé, mais ce que je sais, c'est que MN naquit à nouveau peu après cette dissolution, transfigurée, et que, cette fois, Paul et moi annoncerions ensemble cette mauvaise nouvelle.
À la veille de cette nouvelle mission, je considère comme une éventualité que la courte stase initiale de MN, même si, aujourd'hui, celle-ci ressemble surtout à un mauvais rêve, brutal et symbolique, puisse constituer sa substance réelle et secrète, son ADN.
Et tandis que je retrace mentalement ces quelques événements parmi ceux qui m'ont conduit ici aujourd'hui, le souvenir de mon père et de son propre travail pour le Blaste passe comme une ombre claire et cinétique.
À l'étage, Jeanne dort déjà depuis un moment. Il est temps que j'aille poser mon corps fatigué au creux du sien, chaud et parfumé.

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