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Mauvaise NouvelleActe II

Mauvaise Nouvelle
Acte II

Par  

"Sophocle, Mozart et tous les autres, redites-nous la tragédie et l'infamie de nos oublis.
Enfants meurtriers, adolescents statufiés en déchets sociaux, jeunesse bafouée dans son droit de recevoir la limite, votre servitude nue témoigne des sacrifices humains ultra-modernes."

PIERRE LEGENDRE, La fabrique de l'homme occidental

Acte II

Le pauvre homme n'eut même pas le temps de supplier. Deux bruits sourds, d'intensité différente : la barre de fer qui frappe le côté de la tête, comme si, au baseball, le batteur avait frappé un gros fruit de type pastèque, et puis le corps qui s'écroule. Sac de viande.
Supplier, il l'aurait fait. C'est ce qu'on fait toujours quand on sait la fin inévitable, proche et violente. Il faisait nuit, les trois jeunes types qui l'entouraient trépignèrent quelques secondes, excités par le sang, le frémissement sauvage du prédateur près du corps chaud de sa proie, encore dans l'acte par une sorte d'écho, de résonance agissant comme le flash d'une drogue puissante. Puis l'un deux donna un coup de pied dans le corps inerte. Une fois, deux fois, cinq fois, dix fois. Tandis qu'il s'acharnait ainsi, avec fougue et régularité, les deux autres le fixaient. L'un manifesta qu'il était temps de partir.
L'autre s'arrêta, posa ses mains sur ses genoux, penché en avant, essoufflé. Il leva les yeux vers celui qui venait de parler et éructa quelques phonèmes rêches, signifiant qu'il valait mieux pour lui qu'il la ferme et qu'il le laisse profiter pleinement de l'instant.
Le troisième scrutait les alentours, l’œil brillant dans la nuit sauvage. La vapeur qu'il exhalait venait se mêler à celle des deux autres au-dessus du cadavre.
– On dégage, rugit-il.
Il lui dit d'attendre et se mit à pisser sur le corps inerte. L'autre éclata d'un rire enfantin et funeste qui emplit quelques instants l'immensité constellée.
Le lendemain, le meurtre odieux de Nathan Klein, un des derniers juifs du district CentrOuest, fut noyé dans le flot quotidien de faits divers et autres nouvelles sans intérêt compilés par les organes de presse.

Depuis quelques décennies déjà, après que l'émigration des Juifs d'Europe vers Israël se fut accentuée, le gouvernement israélien avait renforcé son programme d'accueil des nouveaux arrivants afin de pouvoir proposer des conditions de vie décentes à chaque famille participant à cette Aliyah de masse. Toutefois, dans les années quarante, les capacités financières et géographiques de l'état hébreu avaient atteint leurs limites et, dès lors, l'Agence Juive avait orienté les prétendants à l'immigration vers les quelques états européens encore viables et qui voulaient bien les accueillir : Finlande, Hongrie, Pologne, Lettonie, Islande… En France, les Juifs qui ne voulaient ou ne pouvaient pas émigrer s'étaient déplacés jusqu'en Alsace, à Strasbourg et dans ses environs. Là, ils avaient investi la moitié nord de la ville ainsi que la région alentour, entre Strasbourg et Haguenau, principalement dans le Kochersberg. La Communauté s'était structurée sur ce territoire d'élection : le Consistoire central avait son siège dans la ville proprement dite, les diverses instances, organismes spéciaux et institutions cultuelles s'articulant dans un cercle élargi mais bien délimité dans l'interminable conurbation. Il avait enfin fallu conférer une existence légale à cette région, du fait de la spécificité des habitants qui y résidaient désormais : le gouvernement européen avait fini par valider la demande de la Communauté d'accéder au statut de district autonome, territoire relié à l'oblast d'Alsace-Moselle sur le plan administratif, puis, au final, à celui d'oblast. Le processus en question ainsi que le statut d'oblast n'avait rien d'exceptionnel dans l'UE : si les mouvements migratoires avaient achevé de transformer le profil démographique des états-régions européens, la fièvre séparatiste avait gagné un grand nombre de territoires, les lignes de fracture ayant toutes à voir avec l'origine ethnique, sociale ou la religion des populations. Il existait à ce jour un peu plus d'une trentaine d'oblasts, dont les processus de formation avaient pu être très différents les uns des autres : dans la violence et les guerres civiles ou bien dans la concorde et les négociations, avec une rapidité fulgurante ou bien en s'étirant sur de longues décennies.
La France, destin tragique : intégrée à la super-machine techno-administrative de l'UE qui avait œuvré à diluer les identités nationales, la République était d'abord peu à peu devenue une sorte de communauté de communautés, un agglomérat plus ou moins francophone de groupes aux particularismes marqués, lesquels co-existaient parfois sur des aires géographiques mais ne pratiquant l'exogamie que très exceptionnellement. Il n'y avait aujourd'hui officiellement plus de patrie à laquelle se référer : en lieu et place, des fidélités diverses et un cloisonnement mental qui faisaient des différentes provinces européennes des mondes incompossibles, aux conflits couvant perpétuellement. L'Union, une fois les nations soumises et volontairement brisées par leurs élites post-nationales, n'avait pas su - l'avait-elle seulement voulu ? - canaliser les résidus de ce qui avait permis autrefois de faire vivre des sociétés vastes et complexes.
Dans la plupart des pays, les plus robustes des différents mouvements identitaires, après une période de mise en route progressive, avaient fonctionné à plein régime dans les années vingt, et, dès lors, sur les restes patrimoniaux de structures identitaires - psychologiques, religieuses, culturelles, historiques - des groupes avaient reconstruit et pérennisé un assez grand nombres de niches, parmi lesquelles tout un chacun avait été sommé de trouver la sienne. Mécaniquement, le fractionnement identitaire accompagna le fractionnement géographique.

– On te transmettra par biomap l'itinéraire précis ainsi que la localisation de la cible au dernier moment, tu n'auras qu'à te laisser guider. Ensuite, comme d'habitude, on tranchera les fils qui te relient à nous : vidéos et communications seront effacées de toutes les archives, ta bio-mémoire amputée des éléments qui nous concernent. Pendant un mois environ, tu nous auras oubliés. As-tu des questions ?
Nous étions installés face à face, sur d'antiques Chesterfield. Comme d'habitude, Paul avait utilisé la voix Neutre, afin de ne laisser aucune trace d'émotion externe s'imprimer en ma mémoire, car si je vivais ce moment crucial de l'entretien de manière intense, le moindre stimulus pouvait faire naître en moi une racine mnésique difficile à supprimer. Il me fallait une dernière fois passer en revue tous les aspects de la mission afin de ne rien laisser au hasard, ce qui empêcha l'idée de la mort de parasiter, par son écho lancinant, la concentration et le détachement nécessaires à l'instant.
– Une seule : une fois que j'aurai activé la diffusion en direct sur le faux compte TrueYou, est-ce que je suis autorisé à parler, ou bien vous faut-il une bande-son brute ?
– Pourquoi ?… tu as préparé quelque chose ? Tu sais bien que dans ce genre de mission, la marge de manœuvre est plutôt réduite. Même avec un excellent vocodage, le risque serait trop grand.
L'appartement dans lequel nous nous trouvons semble ne pas avoir été habité depuis un moment, le mobilier est hors d'âge et les murs sont ornés de quelques reproductions un peu ternes et poussiéreuses mais qui attirent immanquablement l’œil du visiteur, malgré l'éclairage tamisé : Vinci, Giotto, Bouguereau, Dali, Le Greco. L'ensemble était hétéroclite et laissait une impression étrange et douce. Je m'absorbai quelques secondes dans la contemplation de la Madone de Port Lligat.
– Bien sûr… Non, je n'avais rien préparé, juste une intuition. N'en parlons plus.
– Alors… il va falloir y aller, Gédéon. Il m'était déjà arrivé une fois d'exécuter une mission de nettoyage en la filmant : le contexte nécessitait que l'opération fut montrée comme spectacle dissuasif aux collaborateurs de la cible. Mais cette fois-ci, en plus du caractère, disons surprenant, de la cible, je n'arrivais pas à comprendre l'intérêt de la vidéo. Bien entendu, je ne pouvais interroger Paul à ce sujet : nous savions tous les deux qu'il n'était pas autorisé à répondre.

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