Mort thermique

Je porte une veste grise en velours assorti à un pantalon en flanelle de la même couleur.

Mes cheveux sont lisses et peignés, mes chaussures anglaises mettent en valeur la forme élégante de mon pied. Une paire de lunettes noires cachent mon regard éteint et atone. Dans mes oreilles délicates, deux écouteurs diffusent une mélodie blanche et lisse : je penche ma tête à droite et à gauche, suivant le rythme standard qui cadence ma démarche dégingandée.

Mon pas, preste et léger, arpente les rues de Cologne. Mes déambulations oscillent entre Starbicks, Clavin et Kein, Monoprix et Macdownload. Tout cela est une affaire de temps, il faut aller vite. Le café me stimule, j’accède peu à peu au tempo de la ville allemande. Je divague entre deux bricoles puis je me précipite sur le slip kangourou qui accusera mon fessier bombé.

Mes pérégrinations restent identiques à travers le temps : Stuttgart, Bruxelles et Barcelone m’offrent le même centre commercial où le béton côtoie le verre, où le sans-abri calenche sous les regards hébétés de cadres ahuris.

A cette promptitude, je m’habitue. Fluide, je m’adapte sans trêve. Mon psychisme s’apparente à ce tableau vierge où viennent s’imprimer les fantasmes de mes bourreaux. Sur le papier, je n’ai ni Dieu, ni maître : nulle cathédrale ne s’opposera au flux tendu qui m’emporte dans son vortex. L’inertie liée à mon état servile se dissimule sous les sunlights téléphoniques qui bombardent mon esprit désemparé.

Quant à mon corps, je l’ai perdu. La tension de mes muscles, la rugosité de mon sexe, mon propre poids m’échappent. Je ne pèse plus lourd sur la balance. En revanche, mes songes pourront bientôt être téléchargés sous forme de pixels : je les consulterai du fond de ma misère. Je me délesterai du métier de vivre par une fuite stérile dans une imagination aplatie par des contenus que je n’assimile plus.

Mon déficit d’attention se conjugue désormais à une aphasie progressive : la parole m’est retirée. Ma syntaxe hasardeuse accompagne mes propos convenus : je mutile sans ambages la langue dont j’hérite. Je révoque, je condamne, j’arbitre, mon caprice fait office d’instance de la vérité : je suis à moi-même ma propre fin. Je n’ai basé ma cause que sur moi.

Que dire de mon prochain ? Il m’exaspère. Ses désirs concurrencent les miens, il n’a pas la délicatesse de laisser place à mon omnipotence. Ce bougre ne daigne pas écouter mes épanchements et les cacophonies qui m’habitent. Heureusement, la pouponnière qui nous sert de jardin d’enfants nous isole : voici venu le temps de la mort thermique de la société libérale.

L’indifférence me sied à merveille : j’habite un corps livide à la froideur cadavérique. Je suis vivant sans les inconvénients d’une telle situation. Je me prélasse dans ma baignoire, je révère le jeu-vidéo, je fume ou plutôt je me regarde me dissoudre en fumant. Le yoga et la balnéothérapie me dispensent de l’idée qu’un jour j’y passerai. Cette apathie m’apaise : rien ne me plaît autant que le tapis roulant et l’escalator. L’existence me porte, ma philosophie réside dans le développement personnel. J’aspire à une mort douce : heureusement, les médecins m’y aideront.

Enfin, laissez-moi la masturbation. Je n’ai plus à déchiffrer les arcanes d’une chair qui n’est pas la mienne. Je possède virtuellement cette femme blonde qui gémit sur les jambes de cet éphèbe, elle supplante ma main le temps d’une soirée. Il me suffira après d’écraser mon écran à l’aide de mon doigt engourdi : un sans-papier pakistanais me délivrera de l’effort insurmontable de me préparer un pot-au-feu.

Plus rien ne me réfrène si ce n’est les impôts. Laissez-moi abdiquer. Je me disloque. La douleur m’est étrangère. La perspective de la finitude n’effleure pas mes journées timorées. Moi, pastille humaine, je me plais au sein de mes marécages. Adieu.