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Jaime Semprun : De la novlangue française

Jaime Semprun : De la novlangue française

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Jaime Semprun est un écrivain français. Fils de Jorge Semprun, il fonde et dirige en 1991 Les Editions de l’Encyclopédie des Nuisances. Essayiste reconnu, il s’emploie à dénoncer les ravages d’une civilisation industrielle dont le culte est la technique. Dans Défense et Illustration de la novlangue française (EEN, 2005), il décrit avec ironie la prégnance du paradigme technocratique au sein de la langue de Racine. Au moment où chacun est rivé sur son téléphone et captivé par son ordinateur, lire cet essai est impératif.

D’emblée, il s’agit pour l’écrivain de distinguer la novlangue des années 2000 du Newspeak décrit par George Orwell dans son célèbre roman 1984 : dans ce dernier, le « néo-parler » simplifie et appauvrit la langue afin d’étendre l’emprise du totalitarisme sur les esprits d’Océania, pays fictif gouverné par un parti unique nommé Angsoc. Or, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici.
Bouleversée par la révolution industrielle et par les nouvelles technologies, la société moderne voit un nouveau langage advenir et se constituer contre ce que Semprun nomme « archéolangue » : contre la multiplicité des langues et des idiomes particuliers, contre leurs variations locales, la novlangue tend à se perfectionner de plus en plus afin de gagner en abstraction. D’après ses promoteurs, il s’agit de dissiper les malentendus liés aux langues complexes et raffinées : ainsi, la convergence des nouvelles technologies favoriserait une « communication » pacifique entre les humains qui se déroulerait selon le modèle de la machine. En effet, ce processus, loué par certains, conspué par d’autres, s’effectue sous la bannière de l’uniformisation et de la simplification : en somme, il s’agit de remplacer l’esprit de finesse par l’esprit de calcul. La raison n’a-t-elle pas le sens de « calcul » en latin (ratio) ? Ainsi, ce qui n’est pas possible d’arraisonner est mis au rebut de la langue française : ce qui était uni se sépare, ce qui était séparé se rapproche, ce qui était divers s’uniformise, et ce qui était variable se trouve régularisé.
Plus que cela, la langue faisait tâche dans l’aplatissement du monde. Réceptacle d’idiomes chatoyants, de dépôts sacrés, de nuances infinies, d’imprécisions voulues, elle était comme « un vivant vestige du monde d’hier, avec ses irrégularités et son curieux désordre » nous dit l’auteur. L’Esprit, le Verbe, l’ineffable la parcouraient : or, le positivisme asséchant du XIXème a renvoyé tout ce précieux patrimoine aux antiquités métaphysiques. Peu à peu, les langues nationales ont été qualifiées d’imparfaites, puisque multiples. Il a donc fallu les supplanter par « la langue des termes techniques ».
En outre, cette entreprise de simplification liée à la société industrielle a eu une incidence sur la vie des populations qui y vivaient, ce qui ne pouvait qu’avoir des conséquences sur les termes employés par ces dernières : les chemins multiples dont nous pouvions nous détourner ont laissé place à la « signalétique » à laquelle « le randonneur » est follement attachée. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui avec la géo-localisation, rendue possible par la prolifération des « satellites » lancés autour de la Terre. Adieu à Paris « lampe pour les amants, allumée dans la forêt du monde », place aux différentes « maps » qui colonisent nos « téléphones intelligents » (smartphones).
Enfin, Semprun esquisse la généalogie d’une telle novlangue : la langue parfaite, parlée par Adam, a été perdue en raison de l’épisode biblique de la Tour de Babel. Servant de socle unique aux archéolangues, la langue adamique demeurait l’étalon linguistique pour de nombreux pays. Avec ses promesses d’universalisme et d’extension toujours plus conséquente des échanges marchands, l’esprit moderne s’est enamouré de sa perfectibilité absolue : il a donc fallu se débarrasser des oripeaux mythiques et bibliques afin de créer une langue parfaite et universelle qui dépasserait les archaïsmes des archéolangues. « Langue naturelle du monde artificiel », la novlangue correspond à la « caractéristique universelle » développée par Leibniz : d’après l’auteur, il était nécessaire de conceptualiser un monde efficace de choses intégralement fabriquées, contrôlées et gérées, ce qui a eu une forte incidence sur la novlangue qui devait refléter cette efficience technologique.
A présent, étudions comment les néologismes issus de la novlangue ont influencé les mœurs et vice versa.

Néologismes et nouvelles mœurs
Tout d’abord, un certain nombre de nouveaux objets ont fait effraction dans notre vie quotidienne, la langue s’est donc encombrée de néologismes afin de les nommer : La chimiothérapie, le scanner, la console de jeux ou encore le baladeur (remplacé par l’anglais « walkman ») ont fait leur apparition. Ensuite, il était nécessaire de nommer avec plus de précision certains phénomènes jadis atténués ou occultés par l’ancienne langue ; la « biodiversité », la « convivialité » ou encore « l’immuno-déficience » ont permis de charrier un réel que nous connaissions mais qui échappait à la langue. Egalement, l’évolution des mœurs a permis l’évolution de nos manières de parler : le « politiquement correct » remplace peu à peu ce que nous nommions naguère « l’euphémisme », figure par laquelle nous déguisions des idées désagréables sous des noms qui ne sont pas les noms propres de ces idées, et qui leur servent de voiles.
L’invention de néologismes permis par le développement technologique des sociétés industrialisées n’échappe à personne : aujourd’hui, chacun « télécharge », et d’aucuns parlent de « procréatique » en lieu et place de « science de la procréation artificielle ». Un autre exemple parlant demeure celui du « forum » : lieu où le peuple romain se rassemblait afin de délibérer quant à la vie publique, le forum est devenu un simple espace de discussion publique sur la Toile. Quant au « site », il a été vidé de son contenu classique au profit du site Internet où certains passent des journées entières.
Egalement, l’atténuation de certains termes se fait de plus en plus sentir : l’aveugle se change en « mal-voyant », le sourd devient « mal-entendant », tandis que le « citoyen » se transforme en rouage efficace de la machine sociale. Autrefois vivant et engagé, le citoyen est désormais valorisé pour son « approche citoyenne » : certains vont jusqu’à chanter les louanges des « chercheurs-citoyens ».
A ce brouillage sémantique généralisé s’ajoute la prolifération de néologismes par bloc qui ne veulent à peu près rien dire : la « fracture sociale » prend la place de la lutte des classes, l’histoire s’efface devant « le devoir de mémoire », la mentalité économique prend le visage de « la culture d’entreprise », tandis que l’autoritarisme se transforme en « tolérance zéro ». Pire que cela, les mots-valises ne s’embarrassent même plus du réel auquel ils sont censés se référer : pensons notamment à « consommacteur », « alicament », « écobilan », ou encore « eurosceptique ». Par ailleurs, les néologismes accusent parfois un certain pli de la pensée contemporaine : « l’ordinateur », terme d’origine théologique, met de l’ordre dans nos vies à la manière d’un être tout-puissant. En somme, il s’agit pour Semprun de démontrer que la novlangue met en phase les mœurs avec la langue par la création d’un nouveau lexique : « programmatique », elle ne suit pas forcément les mœurs, mais elle leur prépare le terrain. Plus que cela, elle frelate notre rapport au monde, ce qui a la fâcheuse tendance de nous éloigner de « la substance des choses » : prenant l’exemple du vin, l’auteur remarque qu’il est maintenant fabriqué par des experts spécialistes de la vinification. Connu dans les détails de sa chimie, produit rationnel, il est l’objet d’une « technicisation » qui se répercute dans la nouvelle dénomination du métier de vigneron, désormais baptisé « viticulteur ».
Voyons maintenant comment la novlangue se trouve prise dans le paradigme de la machine.

Une langue prisonnière de la Machine
Intriquée dans le paradigme techniciste, la novlangue recèle certains dangers : citant Victor Klemperer, philologue allemand et auteur de LTI, Semprun souligne les dangers d’un imaginaire trop mécanique. Une foule de mots mécanisants laisse parfois présager une mécanisation de la personne humaine : le régime nazi, friand du verbe « synchroniser » (gleichschalten), se plaisait à mettre au pas la population allemande par l’emploi de ce terme emprunté au vocabulaire de l’électromécanique. Ainsi, cet « empiètement de tournures techniques sur des domaines non-techniques » peut augurer des périodes historiques très sombres. Or, comment cet empiétement se concrétise-t-il au sein de la novlangue ?
En pleine crise écologique, nous sommes souvent soumis à une avalanche de termes douteux concernant « l’environnement » : si la nature pouvait jadis être assimilée à une force créative échappant à l’esprit de calcul, il n’en est rien aujourd’hui. Preuve en est les signifiants empreints du paradigme machinique : « l’agroforesterie » et « la biodiversité », entendue comme stock de ressources à protéger et à « gérer », en sont deux bons exemples. Quant à la relation à l’Autre, elle ne pourrait pas ne pas être entachée d’un tel imaginaire : ainsi, le psychiatre fait parfois appel à Internet comme thérapie comportementale, ce qui peut se matérialiser par un échange « par courriel ». Il s’agira pour le patient de « mettre la machine en route », « d’amorcer une relation », mais aussi « de roder ses sentiments ». Ce mouvement qualifié de « démocratique » par Semprun fait que de nos jours, tout le monde parle comme les psychologues et vice versa.
C’est donc l’entièreté du quotidien, habitués que nous sommes aux machines, qui se trouve pris dans le langage du technicisme : la mémoire, jadis symbolisée par la Muse Mnemosyne, ne s’apparente plus à la faculté où s’impriment nos souvenirs puisque le « disque dur » l’a supplantée. Nous ne sommes plus au courant de ce qui se passe dans le monde ou de ce qui est à la mode puisque nous devenons « branchés ». A défaut de comprendre, nous « percutons » ou alors nous « captons ». Si un programme nous déplaît, nous « zappons ». Eventuellement, si quelque chose nous courrouce, nous pouvons toujours « péter un plomb », voire « un câble » selon les usages. Quant au fait d’être confus, cela est suranné : d’aucuns disent « j’ai bugué ». Issu de la « punaise » à l’odeur méphitique, le terme « bug » a changé de signification pour qualifier n’importe quel dysfonctionnement technique. La novlangue peut donc animaliser et réifier les êtres humains.
Enfin, cette empreinte du machinisme culmine dans le terme « ordinateur » : ainsi, son étymologie ordo, qui a notamment donné « ordre », désigne à l’origine le fait d’ « ourdir ». Or, ourdir revient au fait pour un tisserand de disposer les fils de sa chaîne pour exécuter un tissu. Pour reprendre sa dimension religieuse, nous pouvons affirmer que l’ordinateur « ordonne » nos existences, en forme la trame, tout en tissant les termes qui régissent nos vies modernes prises dans les fils du machinisme.

Exigeant et fouillé, l’ouvrage de Semprun analyse méticuleusement la novlangue française. Inventrice de néologismes liés aux nouvelles mœurs en vigueur, celle-ci est aussi imprégnée par les technologies modernes qui saturent notre quotidien. Au moment où les équipements électroniques grignotent toujours plus de notre temps de cerveau disponible, (re)lire ces lignes est salutaire.

 


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