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Je préfère les crêpes à Bach

Je préfère les crêpes à Bach

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Au cours d’un diner, mon épouse, ma mère et moi échangions sur un texte récent que j’avais écrit sur Bach. En substance, en lampant un verre de vin d’Alsace, elles dénonçaient l’aspect littéraire de ce panégyrique et son manque de sincérité. « Tu es un cabotin ! » disaient-elles. « Tu ferais mieux d’être toi-même et d’arrêter de dire des bêtises ». Elles avaient raison. Je préfère garder mes oreilles qu’écouter Bach. Rien ne mérite un essorillement. En réalité, la musique, la littérature, le théâtre, la philosophie n’ont plus l’intérêt qu’ils avaient lorsque j’étais plus jeune. Pour partie, tout cela est devenu de la gymnastique. Je lis comme je mâche un chewing-gum, mécaniquement : je mastique pour ne pas sentir mauvais du cerveau. C’est une manière de bodybuilding. Très artificiel. En effet, une promenade en bord de mer, un restaurant italien, la visite d’un zoo avec mon fils, un échange sur l’art avec mes filles valent toutes les apologies de célébrités. On se surfait toujours. On veut toujours être en dessous de soi-même. L’égratignure proroge votre subconscient.  Ce besoin de se dégrader par la littérature traduit souvent la honte de ne pas s’avouer que seul l’amour est une nécessité vitale. C’est un peu lamentable.

En vieillissant, on devrait en finir avec la pudeur. Devenir impudique par choix amoureux pour en finir avec les envolées lyriques relatives aux artistes connus, voilà un programme sans chichis. Les oraisons funèbres relèvent du magazine de mode. « Bach ou rien » s’apparente à une publicité pour de nouveaux escarpins. Comme les marchands de chaussure, Bach est aussi franchisé. Cette forme de sentimentalisme est presque plus repoussante que de ne pas réussir à peindre ses sentiments. La saleté sentimentale, surtout lorsqu’elle est littéraire, sacrifie l’abandon amoureux. Comme l’indifférence est le milieu naturel du rire, la naïveté dissimulée, que chaque homme porte jusqu’à sa mort, est le prologue du bonheur. Il faut se déprendre de l’étalage. La pédanterie doit être remisée sur un cintre ou transformée en mobile que les enfants secoueront.   Au fond, qui y a-t-il de plus beau que d’être abandonné ? Il suffit de voir un visage de femme, après l’amour, penché sur l’oreiller, les yeux écarquillés, le corps suant comme après l’éclat d’une vague hirsute. La joue sur la taie tremble légèrement comme un « oui » d’enfant devant l’éclair au chocolat spécialement élaboré pour lui. Arrêtons-nous ! Brûlons, une seconde, les bibliothèques et les discothèques pour saisir l’extase du petit homme qui s’émerveille devant les singes s’agitant sur le rocher du zoo de Vincennes. Il n’y a plus de prison. L’enfermement est une illusion de la paresse devant la beauté des choses. Surtout plus de références, de sous-entendus « intelligents » … Plus d’échanges savants ! Je ne pleure plus. Je ne souffre plus. La jubilation a disparu. L’assèchement est un suicide que l’homicide jalouse.

Toute une vie peut s’écouler ainsi dans une troublante indifférence : une manière bien peu aristocratique de s’ouvrir les veines. Ces cœurs restreints guettent le cynique chantage du sens et de l’absurde. Ni l’un ni l’autre n’existent lorsque le bonheur surabonde. Il faut croire encore à ce sable enfantin qui roule, imperceptiblement, dans la bétonnière quotidienne. Sur la plage, je rêve d’enfiler une nouvelle fois un maillot de bain, entouré des miens, gais, insouciants, pensant aux falbalas des marées et au tire-bouchon qui, déjà, s’enfouit dans le liège rétif pour que, encore et encore, la joie demeure. C’est fait, là, maintenant, loin de la rente littéraire et de l’hyène salariale, je vois les enfants soulever les roches à la recherche d’un crabe. Alors que les vagues commettent leurs attentats sur les corps rougis, les cheveux d’une femme en pull-over se soulèvent dans le vent. Elle lit. Elle ne se baigne jamais, laissant son corps splendide ruminer les serviettes. Puis, le plaisir d’une pâtisserie, lorsque les grains de sable humide rayonnent sur ses chevilles, consacre votre guérison.

Bach s’anéantit sous les crépitements de la crêpière. Bientôt, il n’est plus qu’un bruit de fond sur l’arrière-train du rire des enfants face à la mer. Je remets le châle sur les épaules d’une femme qui me regarde de nouveau. Le gourbi s’estompe. Vos yeux s’humectent de clarté. Les crêpes nagent dans la confiture de fraises que les bouches replantent. L’amour rend libre, sa négation rabougrit. Les dunes et le granit rose savent cela depuis très longtemps. Aucune musique ne peut rendre ce son si singulier de la vie qui se réinvente, loin de l’hier en or et du néant du lendemain.


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