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Un monde sans travail

Un monde sans travail

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Daniel Susskind, enseignant à l’université d’Oxford et ancien conseiller au cabinet du Premier ministre britannique, vient de publier un essai intitulé Un monde sans travail. S’interrogeant sur l’impact des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle sur le marché du travail, il entrevoit moins une disparition qu’une raréfaction du travail et, finalement, une mutation vers d’autres opportunités.

Selon lui, la limitation du pouvoir des GAFAM et l’équilibre à trouver entre Big States et Big Tech, autrement dit entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, sont parmi les grands enjeux d’avenir auxquels nous devons faire face : « L’avenir du travail soulève des questions passionnantes et angoissantes, qui ont souvent peu à voir avec l’économie : sur la nature de l’intelligence, sur les inégalités et l’importante de cette question-là, sur ce que signifie donner un sens à sa vie, sur le pouvoir politique des grandes entreprises, sur la perspective du vivre-ensemble dans un monde aux antipodes de celui où nous avons grandi. Un essai qui se pencherait sur l’avenir du travail sans s’atteler à ces questions souffrirait de graves manques. »
Disons-le tout net, Daniel Susskind n’a pas foi en Dieu mais croît au progrès technique comme vecteur d’amélioration de l’humanité. Que ce soit dans le domaine de la santé ou dans celui de l’entreprise, les robots et l’IA ont offert des victoires prométhéennes au génie de l’homme qui ne manquent pas de réjouir ce rationaliste : « Prenons les médecins. En 2016, une équipe du MIT (Massachusetts Institute of Technology) a mis au point un système qui peut dire si une biopsie du sein est cancéreuse ou non avec une précision de 92,5%. Les médecins, en comparaison, étaient à un taux de 96,6% - mais, avec le système du MIT, ils l’augmentèrent à 99,5%, ce qui est proche de la perfection. Une technologie a donc rendu ces médecins encore plus performants pour repérer un cancer. » ; « Il paraît logique de se dire que, si une économie se développe, si les habitants sont prospères et ont des revenus plus sûrs, s’ils peuvent dépenser, les offres d’emploi seront plus nombreuses. Certaines fonctions risquent d’être automatisées et confiées à des machines. Mais, comme l’économie se développe et que la demande de biens et de services augmente, cela veut dire que la demande de fonctions dans d’autres secteurs de l’économie augmente, puisqu’il faut produire ces biens et ces services. Ces postes-là n’ont peut-être pas été encore automatisés, si bien qu’ils peuvent fournir un nouveau travail aux personnes remplacées ailleurs. C’est ce que j’appelle l’effet du gâteau plus important. »

L’auteur décrit un autre effet, celui du gâteau qui change : « Pour le voir à l’œuvre, je prendrai l’exemple des Etats-Unis, une économie en mouvement permanent et un pays où les travailleurs ne cessent d’être débauchés et embauchés pour se retrouver dans différentes industries et à différents postes. Il y a cent ans, l’agriculture représentait une part critique de l’économie américaine, puisqu’en 1900, elle employait deux travailleurs sur cinq. Depuis, l’agriculture est un secteur qui fond et qui, aujourd’hui, emploie moins de deux ouvriers sur cent. Que sont devenus tous ces agriculteurs, ouvriers et autres ? Ils sont allés dans le secteur manufacturier, qui a supplanté le secteur agricole il y a cinquante ans. Un 1970, un travailleur sur quatre était employé dans une industrie manufacturière. Mais ce secteur a connu un déclin relatif et, aujourd’hui, moins d’un dixième des travailleurs américains y est employé. Que sont devenus tous ces ouvriers des manufactures ? Ils sont allés dans le secteur des services, qui emploie désormais plus de huit travailleurs sur dix. En réalité, cette histoire de transformation économique n’a rien de spécifiquement américain. »

Susskind affirme que, de la révolution industrielle à aujourd’hui, les machines n’ont jamais remplacé les personnes : « Jusqu’ici, dans la bataille qui oppose force de substitution nuisible et force de complémentarité utile, cette dernière l’a emporté, et il y a toujours eu une demande suffisante pour le travail accompli par les êtres humains. C’est ce qu’on pourrait appeler l’Âge du travail. »

Mais cela suffit-il à afficher une confiance absolue pour demain ? L’auteur ne le pense pas, et nous avec.
Les changements intervenus dans le monde de la technologie et de l’intelligence artificielle ont été colossaux. L’année 1997 fut un tournant, lorsque l’ordinateur surpuissant Deep Blue d’IBM l’a emporté sur Garry Kasparov, champion mondial d’échecs. Privé de la créativité, de l’intuition et du génie du joueur, Deep Blue exploitait une puissance de traitement et des capacités de stockage de données extrêmement vastes. Il pouvait évaluer jusqu’à 330 millions de déplacements par seconde.

La quête des chercheurs de l’IA n’est autre que prométhéenne, elle défie Dieu et la nature : « Les points communs entre les théologiens et les pionniers de l’IA sont frappants. Tous s’intéressaient à l’origine à la puissance des machines -les machines humaines ainsi que les machines créées par l’homme. Tous pensaient qu’elles devaient être délibérément imaginées par une intelligence qui ressemblait à la leur, un concepteur dit « intelligent ». Pour les théologiens, ce concepteur était Dieu. Pour les pionniers de l’IA, c’était… eux-mêmes. Enfin, tous étaient convaincus qu’une création devait être comme son créateur. Comme le Dieu de l’Ancien Testament ayant créé l’homme à son image, les chercheurs en IA ont essayé de construire des machines à leur propre image. »

Une différence majeure, pas identifiée par l’auteur, existe pourtant ici : dans le cas du Dieu créateur des théologiens, nous avons à faire à un Être différent de l’homme, laissant ce dernier dans sa juste mesure et dans une dynamique de quête d’absolu, une hiérarchie s’établissant de fait entre l’un et l’autre, alors que l’IA mue l’homme en Dieu, l’emportant dans la démesure, l’homme-Dieu détenant dès lors une force incontrôlable, matérialisée par sa thaumaturgie technique.

Le mythique « point de singularité », qui signifie équivalence de l’IA et de l’intelligence humaine, devrait être atteint dans les toutes prochaines décennies selon les meilleurs cerveaux du transhumanisme. Nous serons alors à l’ère de l’IAG (Intelligence Artificielle Générale) : « Ce sera un tournant dans l’histoire de l’humanité, voire LE tournant majeur. Le jour où les machines auront les capacités « générales » et accompliront un nombre croissant de tâches plus élaborées que les hommes, concevoir des machines encore plus puissantes ne sera plus qu’une question de temps. Nous assisterons alors à une « explosion d’intelligence » qui verra les machines grimper sur les épaules des précédentes à l’infini, à mesure que leurs capacités augmenteront suivant un enchaînement que certains appellent « super-intelligence » ou « singularité ». »

Oui, l’hubris de l’homme, selon une vieille loi de l’humanité, n’est pas prête de s’éteindre. Le monde du travail ne sera pas épargné par l’invariant suivant : toujours plus de technique, toujours moins d’humain. La seule question qui vaille : pourquoi ?


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