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Les ingénieurs du chaos

Les ingénieurs du chaos

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Giuliano da Empoli a publié Les ingénieurs du chaos, essai dans lequel il fustige les forces conservatrices, réactionnaires, droitières, populistes qui toutes autant qu’elles sont, favorisent, d’après lui, la haine et la division dans les pays occidentaux. Le réquisitoire est sans appel et l’auteur d’affirmer que la démocratie doit impérieusement se réinventer pour survivre, au risque d’imploser sous les coups de boutoir de ces forces centrifuges qui atomisent l’Etat de droit : « Un peu partout, en Europe comme ailleurs, la montée des populismes a pris la forme d’une danse effrénée qui renverse toutes les règles établies et les transforme en leur contraire. Les défauts des leaders populistes se transforment, aux yeux de leurs électeurs, en qualités. Leur inexpérience est la preuve qu’ils n’appartiennent pas au cercle corrompu des élites et leur incompétence est le gage de leur authenticité. Les tensions qu’ils produisent au niveau international sont l’illustration de leur indépendance, et les fake news, qui jalonnent leur propagande, la marque de leur liberté d’esprit. Dans le monde de Donald Trump, de Boris Johnson et de Jair Bolsonaro, chaque jour porte sa gaffe, sa polémique, son coup d’éclat. »
Da Empoli, auteur de l’excellent roman Le mage du Kremlin où il scrute finement les arcanes du pouvoir poutinien en Russie, a tout bien analysé, a tout bien compris. Si les forces illibérales se soulèvent si fortement, c’est qu’elles refusent de perdre leur identité première dans le flot du multiculturalisme, de la diversité, du gender et du mariage gay qui constituent les valeurs-étendards des progressistes. Garder Dieu, la famille et la patrie pour ne pas hériter du relativisme, du technicisme et des immigrés, tel est le but des illibéraux.
Seulement, Da Empoli ne veut pas d’un monde occidental replié sur lui-même, d’un ensemble anaérobie, endogamique, qui demeurerait rivé à ses peurs xénophobes. Directeur du think tank Volta à Milan, l’ancien élève de Sciences Po et conseiller de Matteo Renzi croit au progrès, à la démocratie, même s’il déteste la démocratie directe dévoyée des réseaux sociaux, et, par-dessus tout, il veut réinventer le pacte politique et social des vieux pays européens.
Ses moyens ? D’abord et surtout la lutte contre les ingénieurs du chaos : Dominic Cummings, le directeur de la campagne du Brexit qui affirmait que pour gagner des élections, il ne faut pas des experts ou des communicants mais des physiciens, Steve Bannon mentor de Trump dans sa conquête de la Maison Blanche qui rêve aujourd’hui de fonder une Internationale populiste pour combattre ce qu’il appelle le parti de Davos des élites globales, Milo Yiannopoulos blogueur anglais devenu grand manitou pour casser les codes de la gauche et du politically correct, Arthur Finkelstein, homosexuel juif de New-York devenu le plus efficace conseiller de Viktor Orban, « le porte-drapeau de l’Europe réactionnaire, engagé dans un combat sans merci pour la défense des valeurs traditionnelles. »

Pour notre essayiste, les ingénieurs du chaos usent de l’arme algorithmique pour réarticuler le conflit politique sur la base d’une simple opposition entre le peuple et les élites. Il s’agit pour eux de faire exploser le clivage droite/gauche pour capter les suffrages de tous les fâchés, « et pas seulement les fachos ». Il s’agit encore de combattre la figure tutélaire des progressistes, le « malfaisant George Soros » et son Open Society qui, avec ses amis des élites globalisées, « a provoqué la crise financière, causé l’appauvrissement des classes populaires et qui, pour couronner le tout, a comploté avec les ONG et le lobby judéo-maçonnique pour remplacer la main d’œuvre locale par les migrants provenant des pays du sud. »

En fin d’ouvrage, il cite John Maynard Keynes qui au lendemain de la première guerre mondiale s’adressait à de jeunes libéraux : « Presque toute la sagesse de nos hommes d’Etat a été fondée sur des présupposés qui étaient vrais à une époque, ou en partie vrais, et qui le sont chaque jour un peu moins. Nous devons inventer une nouvelle sagesse pour une nouvelle époque. Et en même temps, si nous voulons reconstruire quelque chose de bien, nous allons devoir apparaître hérétiques, inopportuns, dangereux et désobéissants aux yeux de tous ceux qui nous ont précédés. » En reprenant cette citation que tout conservateur déteste sûrement, l’auteur arbore fièrement son brevet en disruptivité, voire en démiurgie, son catéchisme schumpéterien sur la « destruction créatrice ».

Dieu ! Que les progressistes nous semblent mus par l’incommensurable orgueil de faire l’Histoire, d’être l’Histoire… Alors qu’ils ne sont, comme chacun, que de minuscules particules fongibles à l’échelle de l’univers.
Il conclut sa démonstration, plus esthétique que juste, en baguenaudant à nouveau du côté de la physique. La politique serait ainsi passée de newtonienne à quantique, dans le sens où ses agrégats, de stables sont devenus totalement instables et donc peu maîtrisables.
Il finit, logiquement, par une tirade encore superbe : « C’est de cet esprit -ndlr celui de Keynes-, à la fois créateur et subversif, que devront s’emparer tous les démocrates pour réinventer les formes et les contenus de la politique des prochaines années, s’ils veulent être capables de défendre leurs valeurs et leurs idées à l’âge de la politique quantique. »


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