Entre rapidité et fluidité : éloge du piano dans sa nuit subtile

Il existe chez certains pianistes un sens étrange, une touche divinisée étincelante, une dimension unique, celle qui allie d'un même élan la rapidité et la fluidité. Et qui associe à cette double forme de vérité musicienne et animée un sens aiguisé et singulier, un fil subtil de silence, quelque chose de mal définissable et qui vient couper une note sans la trahir jamais. Ni en blesser l'humeur ou la chair exactes.

Ainsi ai-je toujours eu ce sentiment un peu âpre ou piquant, ou bien encore cet étonnement affirmé, cette certitude sereine et secrète aussi, en écoutant Horowitz allant cueillir, en 1959, la septième sonate de Beethoven jusqu'au bout de la grâce et de toutes ses surprises possibles, ainsi l'ai-je toujours dans l'écoute des perfections déliées et si ajustées, toujours au service de Beethoven, que sait offrir Hélène Grimaud, en particulier quand elle joue et se joue de toutes les ruses si belles du concerto pour piano et orchestre numéro 4, opus 58, sous la direction limpide et lucide de Kurt Masur.

L'intelligence qu'offre à écouter, à saisir au plus vif et au plus ailé, le piano, voilà qui demeure une forme d'accomplissement et de mystère tout autant. Que le piano se donne dans une forme de dénuement ou d'austérité voulue, qu'il se livre ou soit servi et soutenu par d'autres éléments ou monuments de l'orchestre, voilà qui importe peu.

L'autorité et l'austérité, le mystère autant que la vérité absolue, la beauté complète, et l'exigence sensible de la Beauté comme source de souci et de sauvegarde d'une note ou d'une réalité de l'Universel, que cette réalité soit diluée ou dilatée (là aussi, qu'importe), voilà qui exalte à la fois les lenteurs, les ruses multiples, les élans et les attentes, les rages ou les délicatesses totales du piano, ce géant noir au clavier sombre et blanc. Le piano peut être à la fois un dieu touchant et un monstre de cruauté, sauvage mais point barbare, apparente (et finalement factice, ou géniale et faussaire, malicieuse, joueuse, en somme, amoureuse ou amante), le piano peut sembler terrible ou subtil, pervers ou candide. Mais il n'est, il est plus que d'autres instruments, qu'un moyen d'affirmation de la sensibilité d'un cœur et de l'ardeur maîtrisée ou offerte entièrement d'une suite de gestes, d'actes et de frôlements.
Fluidité, rapidité, complexité, clarté, violence ou douceur, Beauté ou Colère, le piano permet tout au pianiste, mais c'est au final, bien la main qui écoute, qui délivre et qui livre, qui surtout nous permet d'écouter.

Qu'un artiste ou qu'une pianiste accomplie servent Beethoven, Ravel, Chopin ou Poulenc, c'est un cœur (plus qu'un chœur), c'est mettons un corps de parfaite humanité qui nous est donné via le piano et ses touches, et tous les serviteurs de son art du délié, du style, cette rareté, serviteurs des claviers qui teintent et font sonner la vie de plus de couleurs que la seule présence de blanc et noir, des couleurs jetées à tous et dans une forme d'écran unique, un écran autant qu'écrin ouvert et mis à plat.
Pour offrir à chaque écoute, au-delà de toute écoute, ou dans une forme d'écoute intérieure, unique, intime, parfaite ou non, un écho de vie prolongé, et plus encore, que ce soit entre rapidité et fluidité: l'unité d'une vie constamment aux aguets, d'une vie active, vibrante et toujours renouvelée en soi et hors de soi. Le piano offre une forme de respiration autant qu'une méditation vivante, et cela en permanence.

C'est ce qui fait sa solidité, sa force concrète, et sa grâce fragile et si constante. Que le pianiste fasse corps avec son piano ou s'en détache, c'est l'association d'une double grâce qu'on y retrouve toujours : celle d'un être de chair ou de velours et celle d'un être de sons cerné de bois qui se rejoignent ou se confondent.

Tout murmure du joueur se retrouve dans l'air et dans la vigueur éclatante ou tendre du piano. Et le silence peut ensuite revenir ou retrouver notre oreille, ce silence appartiendra encore, en double, au pianiste et au piano, au creux de leur altérité fragile et de leur réunion féconde. Que ce silence nous accueille lui aussi avec rapidité ou fluidité, pour finir, cela aussi importe bien peu. C'est dans leur union de nuit subtile que pianistes et pianos sont grands, tendres et généreux. Virulents ou accomplis, mais complets et complémentaires, et qu'ils sont les plus exacts à leurs rendez-vous d'amour.