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Gérald Engelvin, la mémoire longue (suite sans fin)

Gérald Engelvin, la mémoire longue (suite sans fin)

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Maximilien FRICHE : A l’heure où la finance internationale utilise l’art comme simple monnaie, comme possibilité d’user du délit d’initié légalement, on voit les œuvres absurdes se multiplier, la subversion être systématiquement subventionnée. La déconstruction n’a d’intérêt que ponctuellement dans un monde où l’académisme règne, à partir du moment où la déconstruction a accompli son œuvre si j’ose dire, le nihilisme s’établit en système, et l’art disparait des radars pour laisser place au rien commenté sans fin. Les ouvrages d’ailleurs abondent depuis une vingtaine d’années pour dénoncer les scandales de l’art contemporain notamment. Percevez-vous un déclin artistique de la France ? A quoi attribuez-vous ce déclin ?

Gérald Engelvin : Je ne crois pas qu’on n’ait jamais enrayé un déclin ou un déclin supposé en se contentant de se lamenter au sujet de ce déclin. Toute cette littérature me semble personnellement assez vaine et contre-productive. Le lamento décliniste, le romantisme des ruines, la chialerie nostalgique est un genre littéraire qui a son charme, où les Français excellent, mais il conduit le lecteur à l’inaction et au désespoir. J’aurais tendance à répondre aux gens de lettres : retroussez vos manches, cessez vos jérémiades, et au lieu de gaspiller votre talent à dénoncer l'imposture de l'art contemporain, faites comme Maximilien Friche, proposez-nous des œuvres dignes d’admiration ! Mettez votre belle plume au service de la découverte des grands artistes de notre temps, visitez les petites expositions indépendantes ! Je pense vraiment que l'admiration est plus vertueuse et mobilisatrice que le ressassement de l’amertume. Père de famille nombreuse, j'ajoute que l'admiration est le BA-BA de l'éducation

MF : Vous prêchez un convaincu, mais un homme éminent comme Jean Clair a pourtant écrit que “L'art est mort depuis longtemps.”…

GE : J'apprécie énormément Jean Clair, il a été à l'origine d'une formidable exposition à la mairie du Vème en 2017, intitulée Présence de la peinture en France, 1974-2016, qui a rendu justice à de grands peintres méconnus du grand public. Et la préface du catalogue écrite par Marc Fumaroli est magnifique. Je cite : « Ces artistes aiment la lenteur, tant celle de leur main experte au travail dans leur atelier, que celle du regard du spectateur, de l'ami des arts s'attardant sur l'œuvre exposée. Ils adorent la lumière, mais ils aiment l'ombre, et ils en font silencieusement l'éloge, dans leur vie comme dans leur art. » C'est magistral ! Jean Clair a aussi jeté un éclairage très intéressant sur les liens existants entre le rapport de l'homme à l'image en Occident et le catholicisme, religion de l'incarnation, montrant par-là l'influence délétère de la déchristianisation sur l'art figuratif. En revanche, je pense qu'il se fait de l'art une sorte de religion et que c'est au fond un romantique intellectualiste démoralisateur, qui reste un nostalgique de la France d'avant, celle de ses 20 ans. Il ne voit pas les formidables perspectives ouvertes par l'actuel champ de ruines. Pour les artistes vivants qui continuent à créer, c'est un faux ami, pas du tout un chantre de la renaissance à venir ! De plus, c'est un notable gonflé de snobisme, un poète des ruines qui semble jouir littérairement de la déchéance actuelle, à la manière d'un Chateaubriand en son temps, en bon baby-boomer qui a bénéficié de toutes les prébendes, et de l'enseignement élitiste et traditionnel d'avant 1968. Il faut l'entendre parler avec gourmandise des « musées soumis à l'invasion de hordes de touristes pour un bénéfice intellectuel et spirituel à peu près nul », ou narrer avec une émotion religieuse sa rencontre avec le vieux Balthus, déguisé en aristocrate déchu, à la Villa Médicis, comme s'il avait rencontré Dieu lui-même ! Je suis opposé à la déification des artistes. Et le mépris de classe m'est insupportable.

MF : Mais je croyais que vous vénériez Balthus !

GE : Vous savez, les artistes, même les plus grands, ont toujours eu un côté roublard, facétieux, et ont aimé se mettre en scène. Regardez l'accoutrement de Céline, volontairement débraillé et hirsute, répondant aux journalistes télévisuels dans les années 50 ! Ou bien les déguisements de Salvador Dali ou bien encore le délicieux et pudique Nabe tellement ivre de pureté, de décence et de détestation (ça va de pair) qu'il se grime en grand méchant loup ! On raconte même que le plus grand peintre de la Grèce antique, Parrhasios, le mythique vainqueur de Zeuxis, se pavanait théâtralement vêtu d'une couronne, d'un manteau de pourpre et de souliers d'or ! Chez Balthus, j'admire en effet certaines œuvres de maturité comme Le passage, en particulier son souci de retrouver la tradition perdue du « métier », son travail technique sur la matière, la matité, l'aspect « fresque », mais aussi son goût pour la géométrie secrète, son ésotérisme, ses formats monumentaux, muséaux, son sens aigu de la composition… Et puis, après-guerre, son attitude qui consistait à se tenir à l'écart des modes et des médias était pleine de hauteur et de noblesse. En revanche, ses œuvres des années 30, comme La leçon de guitare, ne m'ont jamais touché. Indépendamment de toute considération morale, je les trouve techniquement plus plates et conventionnelles. Très surréalistes au niveau de la facture. Balthus, pour grand qu'il fut, doit essentiellement sa notoriété au scandale lié à ces œuvres-là, et accessoirement au fait qu'il était lié par sa mère, qui vivait avec le poète Rilke, à l'intelligentsia parisienne de l'époque. C'est toujours l'intelligentsia en place qui écrit l'histoire !

MF : Revenons au panorama de la peinture actuelle et au déclinisme ambiant : observez-vous personnellement, au gré de vos expositions en France et à l'étranger, une baisse de la qualité de la peinture française ?

GE : Je pense que c'est un faux-semblant. Il faut d'abord reconnaître qu'en dehors du noyau dur des passionnés qui fréquentent assidument les galeries d'art, le grand public n'a pas accès aux peintres représentant cet « autre art contemporain » qu'évoque Benjamin Olivennes. Ceux-ci sont occultés, invisibilisés par l'art d'État qu'est l'art contemporain qui bénéficie du monopole de la visibilité médiatique et de la commande publique. C'est pourquoi le public peut légitimement parler de déclin, s'il s'en tient à ce qu'il peut voir à la télévision, dans la grande presse et sur les ronds-points des villes de Province ! Je ne peux parler légitimement que de ce que je connais, de ce que j'ai vu. Or je ne perçois pas du tout de déclin, à mon humble niveau. Je vois, au contraire, en France particulièrement, de nombreux artistes qui ont les potentialités dignes des plus grands. J'ai déjà cité Vinardel, Bitman, Zaborov, récemment décédé dans un silence choquant - Vous avez sauvé l'honneur de toute la presse française, mon cher Maximilien Friche, avec votre bel article ! - mais on pourrait aussi mentionner Hadjiganev, Stupar, Chalmé, Sacksick. Et je ne parle ici que de peintres établis en France. Grâce au développement d'internet et des réseaux sociaux, le public peut avoir facilement accès à la plupart de ces peintres. J’ai tendance à croire en la relative stabilité de la « pâte humaine » à travers les âges. Il me semble que la loterie génétique est telle qu’elle engendrera toujours de potentiels Michel-Ange ou Velasquez. Mais ils auront -ou pas- l’opportunité d’explorer l’entièreté de leurs facultés. Ils quitteront peut-être la France, s'ils en ont l'énergie, et le rôle du politique devrait être de les en dissuader. Actuellement, beaucoup d'excellents peintres n'exposent pratiquement plus en France, par nécessité économique, parce que la France ne leur offre pas actuellement d'opportunités de carrière, ou parce qu’ils souffrent d'une politique culturelle hostile. On minimise trop souvent le rôle des mécènes dans le développement des arts. Pensez à l'importance du mécénat de Louis II de Bavière auprès de Richard Wagner, ou à ceux de Jules II et du Sénat de Venise, qui ont permis respectivement à Michel-Ange et au Tintoret de se transcender pour atteindre le sommet de leur art, en leur offrant de grandioses projets. Je fais ici allusion au plafond de la Sixtine et à la salle du grand conseil du palais des Doges. On pourrait aussi évoquer Philippe II d'Espagne et Le Gréco, Philippe IV et Velasquez, ou les commandes publiques de Rodin, de Puvis de Chavannes… L'Histoire démontre que la somptueuse commande contribue souvent à faire la grandeur de l’artiste !

MF : Le problème est donc, à vos yeux, essentiellement politique, symbolisé par la défense exclusive de l’art contemporain. Quel regard portez-vous personnellement sur l’art dit contemporain ?

GE : Je n'en pense rien de bien original car tout a déjà été dit depuis longtemps. Pour employer une image, je dirais que je vois l'art contemporain comme un pathétique vieillard, sénile et chevrotant, qui radote en boucle de vieux slogans des années 1910 dans l'indifférence générale. Le pauvre, il aimerait scandaliser le bourgeois, mais n'inspire en réalité qu'haussements d'épaule. L'histoire ne repasse pas les plats ! Il me fait penser aux vieux anarchistes aux dents jaunes et aux tempes blanchies qui n'ont jamais su passer à l'âge adulte et sont restés recroquevillés sur la vision du monde qu'ils avaient à l'adolescence. Ils sont sympathiques et pittoresques, mais ne sauraient incarner tout l'éventail de la création française. Comme l'écrit l'immense Pascal Vinardel : « L'art contemporain, c'est le ricanement de l'ignorant qui se moque de quelque chose qui le dépasse. »

MF : Je goûte votre sens de la métaphore mais pouvez-vous prendre le risque de développer ?

GE : Il y a, tout d'abord, autour de l'art contemporain, une atmosphère de terreur religieuse, de dogmatisme, de sectarisme, d'esprit de sérieux et de bureaucratie, alliée à la plus vulgaire des réclames, qui répugne aux esprits indépendants et qui heurte profondément l'esprit français : nous sommes quand même au pays de Voltaire !

Deuxièmement, le débat est clos. Peu de gens cultivés et intelligents accordent aujourd’hui à l'art contemporain une quelconque valeur esthétique. C'est souvent creux, bas de gamme, insuffisant et, à l'échelle de l'histoire de l'art, vraiment très peu de chose dans la France de Watteau, de Fragonard, de Toulouse-Lautrec ou de Soutine ! Il est même devenu de bon ton aujourd'hui de cracher sur l'art contemporain : voyez la sortie récente de Luc Ferry. 

MF : Quand les peoples s'y mettent, c'est que c'est vraiment la fin !

GE : Oui et l'on ne peut s'empêcher de penser à Schopenhauer : « Toute vérité passe par trois étapes, d'abord elle est ridiculisée, ensuite elle est combattue et enfin elle est acceptée comme une évidence. » … Mais cette sortie de Luc Ferry, pour rafraichissante qu'elle soit, ne m'a que moyennement réjoui. Car il amalgame, dans un populisme démagogique, Pierre Boulez à Jeff Koons, deux êtres à des années-lumière l'un de l'autre. Ce qui démontre sa profonde ignorance du problème, mais passons.

MF : Vous avez raison, Boulez et Koons n’ont rien à voir, ce ne sont pas les mêmes ressorts, ils ne sont pas de la même race. Mais pardonnez l’image que j’avais de vous, je ne vous imaginais pas prendre la défense de Pierre Boulez ! Vous m’avez habitué à des goûts moins « blancs » et moins intellectuels » en la matière….

GE : Oui j’ai un faible pour ce que les droitards appellent la musique Nègre et je pense que tout art est fondamentalement nègre ! Mais j’ai beaucoup de respect pour Pierre Boulez, injustement attaqué à mon sens et souvent par d'incultes roquets. Lisez ses extraordinaires entretiens avec Paul Archimbaud pour vous faire une idée du personnage. C'était un homme d'élite, exigeant d'abord avec lui-même et raffiné, dans la grande tradition. L'exact opposé d'un Jeff Koons. Ayant assimilé toute la musique qui l'avait précédé, il a essayé de créer une musique nouvelle, pour notre temps, qui peut paraitre difficile, abstraite, sèche mais qui a le mérite d'exister. Vous savez, écrire une partition pour orchestre est un exercice de haute intellectualité, qui n'a rien à voir avec le barbouillage de couleurs sur une toile…

MF : Nous nous égarons, revenons voulez-vous à l'art dit contemporain !

GE : J'évoquais tout à l'heure l'ouvrage récent de Benjamin Olivennes, mais depuis une trentaine d'années, beaucoup de livres se sont attaqués à la déconstruction de l'art contemporain. Il est en réalité établi depuis longtemps que l’art contemporain ne perdure que sous perfusion de marketing, de gros argent et de tyrannie étatique. On sent bien que l'édifice se fissure de partout, que plus personne de sensé n'y croit, et que la libération est proche : nous sommes un peu à la veille de l'écroulement de l'URSS ! Mais je plaide la clémence car le lynchage populiste qui pointe et le spectacle à venir des retournements de vestes m'est désagréable. Vous ne m’entendrez jamais hurler avec les loups.

En réalité, tout le monde s'accorde à dire que le problème n'est pas tant l’art contemporain en lui-même, qui a le droit d'exister comme n’importe quel autre mouvement, et qui n'est d'ailleurs pas à rejeter en bloc, que la coupable implication de l'État français, exclusiviste, laquelle occulte et réduit à la clandestinité toutes les autres tendances de l'art actuel. Là réside le vrai problème, car tous les peintres ne vivent pas la clandestinité dans la joie ! La clandestinité exige, au-delà du talent, une grande force d'âme. Elle a éteint et détruit beaucoup de vocations… Mais je suis un éternel optimiste car il suffit de voyager un peu pour s'apercevoir que malgré ses errements des dernières décennies, la France jouit encore aujourd'hui d'un prestige artistique considérable dans le monde. Il tient au fait que sur les quatre derniers siècles, notre beau pays a offert au monde plus d'écrivains universels, de poètes, de dramaturges, de peintres, d'inventeurs… que n'importe quel autre pays du monde et que l'histoire de la peinture depuis le XVIIème siècle est quasiment une histoire française. Il n'y a que dans le petit microcosme politico-médiatique français qu'on ne reconnait pas la place unique et centrale de la France dans l'art, et l'honneur qu'il y a d'être français ! Le retentissement mondial de l'incendie de Notre-Dame nous l'a encore récemment montré.

MF : Au-delà du renouvellement des élites françaises, pensez-vous, comme Benjamin Olivennes, que l'histoire de l’art, débarrassée de l'idéologie, serait à réécrire ?

GE : Je constate que les peintres de ma génération sont davantage inspirés par Balthus, Bonnard, Lucian Freud, Hopper, Zoran Music, Francis Bacon, San Szafran - ce qu'Olivennes nomme l'autre art contemporain - que par les représentants des innombrables « ismes » qui jalonnent l'histoire officielle de l'art moderne. Il est très paradoxal d'observer que tous ces peintres étaient considérés comme des électrons libres atypiques et à contre-courant de la marche de l'histoire. Dali dans les années 50, dans « les cocus du vieillard moderne » (admirez le jeu de mot !) démontrait déjà toute la supercherie du terme « moderne » quand on parle d'art, puisqu'il n'y a pas de progrès en art, comme l'écrivait si justement Marcel Proust. Nul doute que les historiens de l'art de demain se chargeront d'écrire une histoire de l'art moderne et contemporain débarrassé de l'idéologie et où ces grands maîtres ignorés auront toute leur place.



La mémoire longue (entretien avec G. Engelvin) 4
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Gérald Engelvin, peintre de l’intérieur
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La mémoire longue (entretien avec G. Engelvin) 1
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