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La mémoire longue (entretien avec G. Engelvin) 3

La mémoire longue (entretien avec G. Engelvin) 3

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Maximilien Friche : Vos peintures d’enfants sont très poétiques. On ne peut pas passer à côté sans s’arrêter un moment, elles nous mettent spontanément en contemplation. Et pourtant. A les contempler, nous sentons poindre une certaine gravité, l’angoisse d’un bonheur peut-être déjà passé…

Gérald Engelvin : Vous me flattez beaucoup ! Pour moi, la gravité est une des caractéristiques de la beauté. Le joli est agréable, alors que le beau est toujours empreint d’une certaine gravité. Même les grands nus grecs dégagent plus de froideur et de gravité que de sensualité.

Ribera - Femme à barbe (1631)

Je prends souvent la comparaison entre Velasquez et Rigaud, les peintres de Philippe IV d’Espagne et de Louis XIV pour expliquer cette distinction fondamentale entre le beau et le joli Comparez les portraits des deux monarques. Nous avons d’un côté une peinture bourgeoise, pleine de séductions faciles et de joliesses léchées. Le décor est presque plus travaillé que le monarque, c’est à se demander s’il n’est pas lui-même un élément du décor ! Détails inutiles, uniformité de traitement sur toute la surface de la toile, absence d’effet, aucune profondeur psychologique. Ingres est parfois sujet au même travers dans ses portraits mondains. De l’autre côté, sobriété de la mise en page et de la palette, unité chromatique, gravité, exécution très enlevée des détails au profit de l’harmonie générale, souverain mépris de l’illustration servile, émotion à son comble. La comparaison est édifiante ! Est beau ce qui a du caractère. A ce titre, Velasquez est la référence ultime, le maître des maîtres, mais nous aurions pu aussi évoquer La femme à barbe de Ribera, la Sainte Lucie ou la Sainte Agathe de Zurbaran, la Madeleine pénitente de Donatello, les derniers autoportraits de Rembrandt, ou même la série des grooms de Soutine…

Velasquez - Philippe IV en armure Rigaud - Louis XIV en costume de sacre


MF : Ce que vous nommez caractère s’apparente-t-il au concept d’éclat qu’évoque Aristote dans sa tentative de définition du beau ?

GE : Absolument ! Selon Aristote, repris par Saint Thomas d’Aquin, trois critères définissent le beau : l’intégrité, l’harmonie et l’éclat. Je me retrouve assez dans cette définition. Mais la question de la perception du beau est problématique et assez subjective au fond, tant l’acuité visuelle (ou auditive, d’ailleurs) est inégalement répandue dans le public. L’acuité visuelle est affaire d’éducation, et nécessite une longue initiation. On rejoint ici le problème du goût, et de la lenteur de son apprentissage. Nietzsche parlait de lento aristocratique. Il faut savoir que la vue est le sens le plus développé chez l’homme, c’est le sens qui nous donne le plus d’informations. L’œil est en permanence accablé d’un déluge d’informations et il faut apprendre à faire le tri. Beaucoup de gens ne savent malheureusement pas regarder un tableau et préfèrent souvent les séductions faciles d’un Rigaud aux froides fulgurances d’un Velasquez !

Engelvin - Diane au sofa gris

MF : Le beau le vrai le bien sont-ils synonymes à vos yeux ?

GE : « Ce sont les esprits grossiers qui réduisent à un effet sensuel la beauté, par laquelle toute saine intelligence se sent émue et transportée vers le ciel. » écrivait Michel-Ange. Ainsi, tous les artistes sont un peu déistes. Mais bien qu’étant des concepts voisins, je ne crois pas que le beau, le bien et le vrai soient tout à fait identiques. Une belle femme n’est pas toujours une sainte femme ! Le beau peut être utilisé pour conduire au bien, comme un véhicule agréable vers le bien. C’est ce qu’avaient bien compris les papes de la Renaissance, qui mettaient des artistes souvent impies au service de la plus grande gloire de l’Eglise. Mais il faut se rappeler que l’Eglise, comme tous les monothéismes, s’est longtemps méfié des images, de même que de la polyphonie car elles passent par les sens, qui sont déréglés par le péché originel comme l’expliquent les pères de l’Eglise. Il s’agit là d’une question lourde et qui me dépasse.

Engelvin - Etude de visage

MF : on connait la phrase célèbre de Michel-Ange au soir de sa vie, regrettant amèrement avoir fait de l’art une religion…

GE : Cette terrible phrase hante beaucoup d’artistes au soir de leur existence. Il faut bien avoir à l’esprit que la notion de beaux-arts, de l’art pour l’art, est très récente dans l’Histoire et que dans toutes les civilisations l’art est d’abord au service d’un culte, qu’il a une fonction essentiellement sacrée. Des masques nègres, plagié par les cubistes, aux fabuleux marbres grecs en passant par les madones de la Renaissance. Tous ces objets étaient intégrés dans un ensemble collectif et souvent anonyme au service d’un culte. A cet égard, la notion de musée est une sorte d’aberration moderne, c’est un peu comme écouter du chant grégorien dans son salon !

MF : J’en reviens à ma question de départ : à quoi attribuez-vous ce léger sentiment d’angoisse qui nous étreint parfois devant la beauté ? Est-ce une nostalgie anticipée de sa perte ? Ce sentiment d’angoisse est-il projeté par notre regard sur l’œuvre ou est-il contenu dans l’œuvre ? Est-ce la conséquence de l’ellipse, du retrait de l’artiste et qui nous mettrait en situation d’être le morceau caché, d’être la pièce de puzzle qui manque ? L’angoisse est-elle toujours la conséquence d’un effet miroir ?

Engelvin - Rêverie

GE : Je ne l’explique pas, je le constate ! Et souvent je l’éprouve en moi-même ! La joie de vivre la plus douce est souvent teintée d’une pointe d’ « enivrement mélancolique », écrivait magnifiquement Rodin. Il évoquait le Concert champêtre du musée du Louvre et Les trois Parques du Parthénon, deux œuvres qui comptent parmi les plus hautes réalisations humaines. Mais considérez de même Watteau, Praxitèle, Mozart ou Racine : la perfection de leur art nous réjouit infiniment, tout en nous faisant ressentir un léger malaise et parfois même venir les larmes aux yeux, dans un vertige mystérieux qui ne laisse de nous interroger ! C’est le mystère de l’Etre, de sa finitude devant l’éternité, qu’évoquait magistralement Pascal dans ses Pensées : « Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » Chez moi, l’angoisse n’est pas recherchée. Le monde est assez angoissant comme ça, et je ne cours pas après le pathos. Le vertige ressenti par celui qui s’est mis à contempler longuement une œuvre est bien évidemment le fruit d’une projection. Il peut alors goûter effectivement son reflet oxymorique dans une douce angoisse, un malin plaisir à souffrir, un abandon face à une douceur abyssale. Peut-être effectivement est-ce la nostalgie anticipée de la perte du beau. Et si c’était un souvenir lointain qui ressurgissait… La comparaison est osée mais je pense à l’idée du paradis perdu, à cet étrange parfum qu’on ressent parfois et qui vient du fond de l’âme. La beauté nous permet peut-être de nous remémorer ce pour quoi on est fait. Le malaise physique qui saisit à l’approche du dévoilement de la beauté, a à voir avec les lois de l’harmonie universelle. Et la souffrance peut être la prise de conscience de tout ce temps perdu à chercher autre chose. Mais l’angoisse peut venir aussi du contraste de l’ordre et de l’harmonie, de la sérénité avec le chaos du monde. A mon avis tout cela s’entremêle confusément. Mais il s’agit là de simples supputations et pour en revenir à mes tableaux, je pense que les œuvres ont leur vie propre et que les peintres sont irresponsables de leurs œuvres.


La mémoire longue (entretien avec G. Engelvin) 4
La mémoire longue (entretien avec G. Engelvin) 4
Gérald Engelvin, la mémoire longue (suite sans fin)
Gérald Engelvin, la mémoire longue (suite sans fin)
Gérald Engelvin, peintre de l’intérieur
Gérald Engelvin, peintre de l’intérieur

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