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Miles sonne sa Greco

Miles sonne sa Greco

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L’autre jour, je marchais sur le Pont-Neuf. Et tandis que je fuyais le bleu du ciel pour me laisser engloutir par le blues de la nuit, j’ai pensé au grand Miles ! Ce magicien noir était le seul à sonner sa Gréco, d’une rive à l’autre, en faisant passer son propre fantôme par le pavillon doré de sa trompette. Son fanatisme à placer la musique au-dessus de tout, à répondre méchamment aux critiques, et même aux réticences que se permettaient le auditeurs anti-amoureux, dégageait une sympathie presque intolérable. Est-ce ce caractère en acier trempé qui a singulièrement attiré sa Juliette ? C’est possible.

Leur passion foudroyante, et bientôt foudroyée, a pris corps au printemps 1949. C’est la première fois que Miles Davis franchissait l’Océan Atlantique, et on peut dire qu’il n’a pas fait le voyage à vide ! Non seulement il a pu croiser Boris Vian et Pablo Picasso à Pleyel, mais il a rencontré celle qui deviendrait sa muse. Un obstacle de taille malgré tout, et pas des moindres : la couleur de sa peau. À l’époque, en Amérique, les Yankees les plus obscènement bêtes considéraient que c’était contre-nature pour un homme noir de fréquenter une femme blanche, ravissante qui plus est. Idylle impossible ? Oui, et même pour Miles ! De sa négritude d’amour qui ne l’empêche pas d’atteindre une certaine universalité, jusqu’à sa morbidité qui serait rebutante si elle n’avait pas un côté profondément rêveur, Davis prend tout en charge, il veut répondre à tout. Mais là, c’est autre chose : ramener une fée si délicieuse dans le pays le plus horrible du monde, celui qui persécute les musiciens noirs qui cherchent désespérément, en invoquant le dieu Bop, à le sauver de ses péchés, serait une faute du plus mauvais goût. Et s’il y a bien quelque chose que Miles déteste, c’est le mauvais goût. Le « canard » qui ne pardonne pas. Bouleversée par sa musique, Juliette Gréco, la vingtaine toute fraîche, croyait entendre à travers elle la liberté d’après 45, et elle avait tout à fait raison ! Jamais elle n’a eu autant la sensation d’être elle-même qu’avec ce drôle de cygne noir dont le chant était aussi puissant que celui des Sirènes et en qui elle persistait à ne pas voir un « homme de couleur ». C’est en allant avec lui à New York que la Gréco découvrit le racisme dont il faisait l’objet, lui et d’autres noirs embarqués dans cette sinistre partie d’échecs où les Blancs prennent toujours le dessus. Au Waldorf Astoria, le grand Miles qui ne craignait pourtant personne, pas même son ombre, dut venir avec un pote musicos à lui et ses enfants afin qu’elle ne passe pas pour une pute. Tout le mépris et la haine de la M.S.A. (Manufacture aux Superlatifs Amerloque) est là. Quand on humiliait les noirs, à l’époque, en plein enfer yankee, ce n’était pas à moitié ! Et si la musique odieusement belle de Miles Davis était là pour faire revenir les spectres des grands génies du passé, tous sur le pied de la guerre pour l’aider, lui et sa muse humiliée à vaincre, par leur simple et sonore obsession à faire survivre un amour, l’horrible laideur dont le monde des aigris et des racistes à mort méritait de crever ? Toujours est-il que Miles Davis, craignant de rendre sa Gréco malheureuse, ne put l’épouser. Leur relation désormais platonique se poursuivit d’un théâtre à l’autre, ils se laissaient des petits mots, des billets tendres dans l’espoir que l’un puisse avoir une trace indélébile de l’autre, ils marchaient en file indienne dans le monde, ils se suivaient comme des oiseaux en pleine migration, leurs coeurs bien protégés dans la glace, après que l’amour était tombé sur eux comme un couperet, ils s’enfoncèrent dans une épopée à distance…

Art suprême et imprévisible de l’initiative contrôlée, la musique de Miles Davis est une apologie grave et sombre du « classicisme ». Je mets le mot entre guillemets pour ne pas être suspect de manipulation hâtive. Ce n’est pas un classique au sens de Mozart ou Debussy : c’est un musicien de jazz qui a élevé la perfection formelle de son art jusqu’à ce fameux classicisme qui recèle des trésors d’imagination, d’éclectisme, de folie baroque, d’énergie rêvée. On trouve de tout dans un « classique » : c’est ce qui fait son indéniable modernité, car passer d’une ambiance torturée à une atmosphère si joyeuse qu’elle ridiculise tout bonheur, c’est vaincre la mort. Miles, malgré tout le racisme dont il était la cible, ne s’est pas laissé abattre par le goût de la mort. Il avançait, dans son halo d’aura, maudit si l’on veut. Même lorsqu’il commença à être accepté par l’Amérique branchée, remportant notamment le « trophée de l’homme le mieux habillée de l’année » décerné par GQ dans les années 1960 (autant dire le Dandy d’Or), il fuit la consécration pour le renouvellement. Be-bop, cool jazz, hard bop, électrofunk, sans oublier le jazz modal dont l’album Kind of Blue fut le chef-d’œuvre authentique, long fleuve improvisé (avec notamment Bill Evans au piano) sur des trames découpées dans les nuages même du paradis… Ça déborde de partout. Chacune de ses formations était un mini-labo d’expérimentations qui débouchaient à chaque fois sur de nouveaux morceaux intemporels. Les éprouvettes volaient dans tous les sens, elles passaient des paluches de Sonny Rollins à celles de Julian « Cannonball » Adderley, d’Herbie Hancock à Wayne Shorter. Que des chimistes de génie ! À la Julliard School, Miles s’est initié à Bach et Prokofiev. Mais comme il le disait lui-même, c’est dans les bœufs de la nuit new-yorkaise qu’il est devenu le grand Davis. Au sein de l’orchestre de Coleman Hawkins, saxophoniste en chef caressant les flancs blessés de Billie Holiday, il en apprenait plus en une nuit qu’en deux ans d’études à la Julliard ! Que valent les meilleures écoles du monde face à la voix de Billie-la-douce, cette usine du Mystère ? Après Hawkins, Miles Davis ne pouvait pas mieux se perfectionner qu’avec Charlie Parker, en plein boom à l’époque. Moose The Mooche, Yardbird Suite, A Night In Tunisia, Ornithology : tous ces morceaux bop, il les a enfantés avec l’Oiseau, s’opposant à sa véhémence par la sonorité douce et calme de son jeu.

Ce qui me touche le plus chez lui, c’est sa fragilité extrême. On le croit indomptable, alors que très souvent ses émotions prennent le dessus. Sa séparation avec Gréco et son éloignement du milieu artistique parisien l’ont replongé dans l’héroïne. Injection après injection, c’est devenu le roi de la poudre blanche ! Heureusement, la musique l’a sauvé. Sa première résurrection eut lieu dans un sextet qu’il mena de ses ailes de phénix avec le batteur Kenny Clarke et le pianiste Horace Silver, renouvelant le be-bop parkérien dans une énergie plus simple harmoniquement, avec des pistes plus amples favorisées par l’émergence des 33-tours et d’où se mirent à décoller les avions les plus inattendus, toutes sortes de « Concorde » supersoniques et même des soucoupes volantes ! Plus tard, avec l’émergence du free, il cherche à tenir la dragée haute aux petits jeunes qui montent (Tony Williams le motive particulièrement). Lui qui s’est dispensé de travailler son instrument pendant quelques années, soudain il remet le bleu de chauffe !

Sa musique est une guerre de mouvement offensive. Sans cesse il déplace ses pions sur l’échiquier. Et s’il change régulièrement de chars, ça reste toujours des chars d’assaut ! À l’assaut de quoi ? De la nouveauté qui va instantanément se transformer en classique pur. Voilà tout l’effort de Miles. Sa musique polymorphe est une réponse aux défenses morbides des orthodoxes dépassés. Quand il sonnait sa Gréco dans un Paname désert la nuit, bien mélancolique comme il faut, larguant les amarres de ses vaisseaux remplis de Spleen à ras bord, il faisait tout pour la séduire. Comme si c’était la première fois. À l’opposé des ignorants et des lâches qui détestent tous ceux qui créent quoi que ce soit de nouveau, Miles Davis a persévéré dans ses explorations nocturnes, toujours plus loin, sans jamais revenir en arrière. Simplement par amour


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