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L’imam sacré du swing

L’imam sacré du swing

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On ne se remet jamais vraiment d’un concert d’Ahmad Jamal. Ça laisse des traces à vie dans notre organisme. Je ne rigole pas… C’est comme une transfusion de Château-Latour ! On oublie soudain tout ce qu’on a vécu, les doutes qui empêchent notre joie d’exploser, les regrets, les chagrins, et tout le misérabilisme de l’existence…
On entend de drôles de rumeurs au sujet d’Ahmad Jamal. Elles disent que son autorité le refroidit un peu. On pointe même du doigt son bourdon ! C’est nier qu’il le fait jubiler avec des décalages subtils, des variations, tout un tas de balles perdues qui swinguent le silence… Et c’est oublier ses envolées sublimes, ses nuances, son gros souffle prodigieux au bord des musiques ! Moi, ce sont ses mains qui me troublent. Elles abordent les touches du piano comme on joue une ouverture, par degrés mobiles : c’est là que le mystère est dans son évidence, la mer peut enfin être bousculée. On passe très vite du film muet à la bande sonore. Jamal se love dans une nuée de notes qui vont très bien ensemble, les structures savamment élaborées de ses morceaux se croisent en même temps que les personnalités immenses des solistes. Le show peut commencer. Les conventions stylistiques très originales de Jamal ne sont pas des obstacles à la fantaisie imprévisible de ses musiciens : ils peuvent nager dedans et y pécher d’étranges poissons bleus qu’ils finiront bien par accrocher sur une Chéchia d’Istanbul ou sur ces grosses babouches blanches que l’Oriental affectionne. Ses accords au piano fondent comme des flocons, tout se mêle suavement…

Ahmad Jamal n’est pas seulement un musicien, il marche sur le Swing comme d’autres marchent sur l’eau. Dès qu’il commence un de ses morceaux, la Kaaba de La Mecque réagit. Sa pierre noire made in paradise roule sur elle-même comme une bille, elle menace de s’enfuir. Des fidèles la chouchoutent du regard mais elle a très envie de se blottir près du Steinway…
C’est dans ces ondes que j’ai pu avoir une certaine émotion. Jamal m’impressionne. Pour son flou fabuleux flottant à la surface des ambiances, son énergie qui ne mourra jamais, les cadres qu’il s’impose pour avancer et qui se débordent comme un enfant la nuit quand il rêve, tout ce genre de choses… On n’entend pas souvent une musique aussi bien composée. On croit d’abord que les voix s’emmêlent les pinceaux, et on finit par s’apercevoir qu’elles ont formé un « classique » ! Ahmad Jamal s’improvise funambule et tout ce qui n’est pas musical semble démodé. C’est une musique sur le motif, à la fois musulmane et cinématographique. L’Œil de Caïn de la caméra balaye la terre bleue de l’Islam.
Ahmad Jamal me fascine. Son swing coulé au large de l’Orient est certainement le plus beau de tous. C’est un drôle de navire jamais bancal qui enfonce tous les autres. J’en ai vu pourtant en mer dans ma pauvre vie… Avec à la barre des blancos sans âme qui n’ont rien à dire, des matelots en rade que la joie peut toujours attendre et des rameurs à stimuler comme au temps des galères… Ahmad Jamal caresse les touches de son piano comme les voiles d’un bateau. Il les brosse dans le sens d’Allah. De là, il peut voir l’horizon calme devant lui. Avec l’âge, c’est de moins en moins un musicien. Plutôt un navigateur qui cherche à ce que la réalité soit conforme à tous ses désirs. Ça explique son sens du rythme, tous les clichés qu’il nous envoie, avec ses milliers de petits oiseaux qui sont autant de notes sensibles, pas racoleuses du tout… Jamal les croise avec virtuosité. Il titille les cordes du Steinway comme Picasso, plein de gaieté, criblait des papiers au fusain jusqu’à ce que ses piafs éjaculent ! Ô volière musulmane !

Les notes d’Ahmad Jamal se prolongent longtemps après la fin du morceau. Elles font des bulles dans le silence. J’ai bien écouté ses mélodies : face à elles, le reste du monde s’écroule subitement. Au piano, Ahmad Jamal nous fait tous pleurer à chaque fois : on est pris dans sa mélancolie heureuse, et c’est fini. Au moment exact où ça commence à bavarder, on entend un solo sublime. Comme échappé d’un OVNI tout bleu. Jamal improvise. Avec son toucher musulman, sans cesse étoffé par les mélismes d’une émotion rare…
On le suit de loin, comme s’il était déjà ailleurs, avec les mélodies filantes de son rêve…

Ahmad Jamal laisse peu de chance au regret. Le flou est vicieux : dès qu’on le laisse s’installer quelque part, il en profite pour semer le doute avec lui. Et si on veut s’en débarrasser, il faut alors tout jeter à la mer, les idées, les sensations, les déhanchés harmoniques, les soupirs, les accords… C’est la raison pour laquelle Jamal ne lâche jamais son piano ! Même quand il ne joue pas, ses mains le frôlent, elles sont déjà prêtes à égrener un chapelet de notes timides. On les voit avancer à tâtons sur une noire, une blanche, un quart de silence… Bientôt, une mesure se laisse capturer dans ses filets. Quelques milliards de couleurs se soulèvent ! Ce n’est plus de l’improvisation, c’est de la peinture en mouvement qui transforme chaque standard en ritournelle. Sa palette mêle grains de sable et de folie. On sort de là ému, avec la sensation d’un vieux prophète qui a connu tous les âges. L’ensemble de Jamal, c’est un gros cargo de bestiaux qui arrivent au port sous une pluie fine ! Les musiciens classiques sont charmés et perdu, ils adorent cette forme d’écriture sans pouvoir se l’expliquer. Ce socle précis qu’on peut ensuite librement modifier. Eux sont habitués à ne jamais sortir du cadre. Ça leur fait un bien fou d’écouter le grand Ahmad ! Ils se laissent enrober par son miel d’Orient, et personne ne peut ôter de leurs yeux mouillés par les larmes la forme fébrile qui s’y dessine d’un Croissant…

L’Imam sacré balance ses légères arabesques dans la nuit étoilée. Jusqu’à la fin du monde, aucun musicien n’aura la même sonorité, la même science des accords, le même penchant pour l’analogie différée.

On ne devrait jamais cesser de l’écouter. Ahmad Jamal pour quelques-uns, c’est épatant. C’est New York d’abord, le rêve ensuite. Ça touche presque à la religion. Même le plus con des abrutis peut comprendre les surnoms dont on l’affuble : « L’Architecte », « Le Monstre aux deux mains droites » … Les plus malins cherchent à le copier. Manque de bol, l’original est toujours plus fort que la photocopie ! On ne peut pas se lever après Jamal et tout inventer, comme lui, sur une insuffisance de piano. On ne peut pas non plus créer le soleil : la modestie nous pousse seulement à le brouiller comme un œuf. Le Jazz n’a pas besoin de créateurs, seuls les novateurs arrivent à tirer leur épingle du jeu. Jamal fait incontestablement partie de ceux-là. Cette espèce de savant fou, mi-nègre mi-génial, me fascine depuis l’enfance. Ce qu’il joue sur son piano, il semble le jouer pour la première fois. D’où l’étonnement qui est le sien face à ce grand jazzman noir qu’il écoute comme si c’était un autre.

Son triolisme à Chicago est resté dans toutes les mémoires. On perçoit encore là-bas son éloge du silence, dans les boucles sinueuses du tramway, au Little Viêt Nam, le long des gratte-ciels bleus du « Loop » fracturé d’extase par une ligne mélodique aussi fine qu’une arête de poisson.

Jamal a toujours vécu dans les marges, il ne voulait pas être déconcentré par les tentations que lui offrait la société moderne, sa seule hygiène morale fut la musique, la grande musique noire qui électrisa tous les codes en vogue dans l’industrie musicale de l’époque, celle qui l’animait du matin jusqu’au soir, et la nuit, quand il allait jouer dans les clubs ruisselants de whisky le naïf éperdu en costume blanc. On dirait un ange aux ailes de Colombe, qui peint des arabesques dans la roue du be-bop…

Ahmad Jamal n’est pas n’importe qui. C’est l’un des derniers témoins de cette épopée fabuleuse que fut le Jazz. Un explorateur barbu qui sculpte le silence ! On retrouve dans ses prières qui précèdent le lever du soleil un doux impressionnisme. Celui de Ravel, peut-être… C’est ce qui m’a toujours ému chez lui : sa volonté de perfection formelle, qui jamais ne cède aux sirènes du « classique » pur. Ahmad Jamal est sans cesse débordé par son langage. Il n’a pas le temps d’écrire ce qui lui vient à l’esprit que déjà son morceau avance, il est là, autour de nous, flottant comme une nuée d’oiseaux au paradis, on doit se pincer pour y croire, un fond de swing a filé que pas un seul micro n’a su capter ou même entendre : c’est bien la preuve que Jazz est la musique du Perdu.

J’ai déjà croisé l’Imam sacré du Swing. En rêve, bien sûr… Ça m’aurait bien plus de le voir sur scène avec Bill Evans ! Mais il est déjà merveilleux seul. On n’a qu’une envie en l’entendant jouer : ne jamais le voir mourir. C’est peut-être égoïste mais je m’en fous ! Il faut dire qu’on n’a pas le choix, on est obligé d’admirer ce mage noir de la spontanéité, vêtu d’une tenue de soie crème qui ressort parfaitement dans les salles au velours rouge. On dirait qu’il sort tout juste d’un avion en provenance de l’Orient le plus chaud, le plus mystique, le plus lointain…

Ahmad Jamal peut changer d’équipage à volonté : le cap reste toujours le même. Son navire avance dans la nuit, les mélodies bleues naissent et meurent le soir même, avec des moues curieuses, des sourires, des débris de regards.

Anches en sourdine, piano « mélancolie », carte de la Fanfare du Tendre, murmures syncopés : on connaît son sens aigu de la composition. Chaque morceau est un bout d’Orient. On y voit des larmes de couleur comme sur une palette : les nuances s’entremêlent. Ce sont les fameuses nuances de Jamal. Si douces et colorées, et nous frôlant comme des fantômes, elles s’élèvent dans le ciel à la gloire de Mahomet ou des buildings de New York. Peu importe ce qu’Ahmad Jamal réinvente, c’est toujours la même habileté de séquences, le film d’émotion parlée qui ne nous fait pas regretter les premières esquisses de Liszt au piano… Les plus délicats échafaudages sont bâtis avec une rigueur insoupçonnée, un sens inné du rythme, une douceur d’ange qui n’hésite pas à ressusciter Nat King Cole ! Tout finit par se mélanger au fond de sa musique : le soleil qu’Ahmad Jamal s’est mis à réfléchir, les ombres qu’on devine derrière son laisser-poser sur les touches.

L’écriture de Jamal est d’une si grande finesse qu’elle libère l’improvisation. Sacrée prémonitoirement par Art Tatum, elle se laisse bercer dans les souvenirs d’un élégant Imam qui a joué avec Jamil Nasser et compose en silence, la main gauche au Charleston…


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