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Ezra dans ma baignoire

Ezra dans ma baignoire

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Où sont passés les dandys ? On n’en voit plus trop désormais, y compris sur les pelouses hyper vertes de la Perfide Albion, pourtant assoiffée de nouveaux espadons précieux et gorgés de fiel, l’Île Infâme où le fantôme de la reine Victoria ne fait plus bander personne. Qui serait assez snob, aujourd’hui, pour décliner un voyage dans le temps ?

Le dandy, c’est d’abord celui qui refuse, et le plus obstinément du monde, de se rouler dans les sentiments comme un porc dans la boue. C’est ce qui me fascine chez cette race à part : moi, je suis trop ému par plein de choses pour toujours rester de marbre. J’ai beau me rêver en nouvel Ulysse, je ne me vois pas être insoucieux de mon équipage. Les dandys, eux, n’ont aucun problème à tout sacrifier pour un bon mot. Oscar Wilde en est la preuve ! Pour lui, la vie fut une fleur qu’il ne cessa de butiner, une fleur carnivore où le rapace trouva son fiel. L’existence pour un dandy, c’est la partie immergée d’un énorme Iceberg dont lui seul ose soupçonner la profondeur. Il fallait ce mur de glace contre lequel Wilde fracassait ses aphorismes. Un Mur congelé pour lui renvoyer sa « musique ». Moins ses tours d’esprit étaient appréciés, plus ça voulait dire qu’il était dans le bon camp. Il jouissait même (avec une distante ironie) de l’hommage qu’on rendait, par tous les châtiments qui lui étaient adressés, à son excellence !

Les obsédés de l’amitié n’aiment pas vraiment les dandys : ils prennent pour argent comptant la désillusion de ces monstres d’égoïsme et le lâchage des pauvres Caliban que nous sommes par ces êtres supérieurs fidèles à leur réputation de mages Prospéro. C’est ne pas saisir tout ce qu’il y a d’inaltérable, au-delà des griefs et des brouilles, dans la relation magique, féconde, tumultueuse, perverse qu’ils entretiennent avec le monde.

Cela dit, moi aussi j’ai mon petit côté « dandy » quand j’insiste : il me suffit de lire Ezra Pound, ce vieux quaker fasciste à la poésie enragée, bercée par les clapotements furieux des marées de tous les siècles, dans ma baignoire. Ô Ezra ! Maintenant c’est clair, ce fut le dernier grand poète vivant. Je n’ai aucun mérite à le dire. Ce qui était subversif, c’était de le savoir dès 1967, comme un Pier-Paolo Pasolini sut le faire dans un fabuleux petit documentaire de presque 24 minutes où on le voit, goutte à goutte, suer son admiration devant cette icône intouchable qui repose tranquillement face à la mer. C’était l’époque magique où deux âmes pouvaient encore se rencontrer. Quelle noce d’ondes ! Quand deux génies se croisent, ça peut donner une bataille d’ego sordide, mais là non : on est dans le pays de la Certitude, celle qui réunit deux poètes du réel à moitié brisés qui ont su faire exister une cohérence dans le chaos ancien… Oui, c’est bien à ce moment-là qu’il fallait reconnaître le talent de compositeur polyphonique d’Ezra Pound ! Tout le monde aurait dû comprendre. Après lui, en effet, qui de vraiment nouveau pour s’enfoncer profondément dans le passé poétique de l’Occident comme dans son avenir ? D’autres après lui ont essayé, mais ils n’ont triomphé qu’en relisant le passé, jamais en le réécrivant. C’est toute la différence. Ezra a une langue. Et elle échappe à la mort !

Dans ma baignoire flottent des odes provençales de troubadours, des idéogrammes chinois, des chants pasoliniens, des vers aussi tordus que la tour de Pise, et aussi des restes d’écume, des bulles de scribe, des morceaux d’hiéroglyphes égyptiens, des lambeaux de mandarin… Ça devient un Canto à elle seule ! Plouf ! Un nouveau mot vient de tomber ! Comme à Venise, sur les eaux où glissa le cercueil noir du grand Ezra, mort à la Toussaint 1972, et avec lui l’éternité au-dessus de la ligne de flottaison…

Pound a vécu superbement dans sa poésie des cimes qui nous arrache au monde. Puis il est mort (un peu) dans l’établissement psychiatrique où on l’a enfermé pendant plus de dix ans pour le punir d’être intervenu sur les ondes de Radio Rome afin de glorifier le Ventennio fascista (avec une bonne humeur, soit dit en passant, qui devrait faire rougir tous les « English Wasp » amateurs en fausse exaltation). Et enfin il a ressuscité dans les Cahiers de l’Herne, émouvante entreprise de guérilla menée de main de maître par l’exilé intérieur Dominique de Roux. Il faut être très fort pour tirer des larmes au lecteur sans sombrer dans le mélo, juste par la force de sa sensibilité et de son intelligence. Véritable athlète des larmes, Pound s’est hissé au niveau de Nietzsche, Tchouang-Tseu, Balzac et Dostoïevski dans cet art métaphysique délicat.

On les imagine bien au sein du même panthéon, à cuisiner le même univers cosmique, les mêmes crèmes de nébuleuses… Ce qui m’émeut le plus, c’est qu’après avoir défendu Mussolini, le « Boss » de la pantomime tombé en désuétude, après avoir pris le fascisme pour un moyen efficace d’extirper l’usure de la vie des nations, d’opérer sur elle une chirurgie rédemptrice, scalpel à la main, il s’est plongé dans le silence, un silence fanatique (car pour lui, tout véritable artiste est d’abord fanatique). « Le silence m’a choisi. » Fabuleuse formule qui l’a conduit à être muet comme une carpe, dès son retour en Italie à la fin des années 1950. Oui, c’est à un Ezra Pound muet que Pasolini voulut tirer les vers des deux tombes qu’étaient devenues ses narines !

Chaque fois que je lis Ezra Pound, je suis pris de la même terreur. Je vois bien sa phobie de l’être humain pour ce qu’il est. Il l’exorcise, cette peur, dans un Verbe extraordinairement jouissif dont les résonances font encore écho en moi longtemps après et qui réduisent à néant mon effort de paraître dandy dans ma baignoire, ce tombeau d’eau qui, à mesure que je saisis par mes sanglots le cœur de pierre d’Ezra (mais d’une pierre bienveillante), monte, monte jusqu’à déborder…


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