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Le Piano de Bud Powell

Le Piano de Bud Powell

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Pour beaucoup, Bud Powell est un type qui joue du piano. Pour moi, c’est ce qui s’est passé de plus important depuis la pensée tragique grecque et les ritournelles de Teddy Wilson. J’ose le dire : Powell enchante ma vie. Il faut qu’en plus de mon propre désir, j’accepte les tonnes d’odes à l’apesanteur qu’il fait peser sur chacun de mes gestes. Bud, c’est le piano sinueux. Le clavier monkien. Un acteur au registre de jeu inépuisable. Quand il joue, on est tout de suite dans l’hémorragie de notes. C’est fou à quel point ça vole dans le ciel ! Il ne faut pas trop s’approcher, on risque de recevoir de plein fouet les mitraillades d’épines venimeuses qu’il nous envoie, on risque de finir K.O. dans les ondes…
La métaphore qui pourrait décrire le mieux sa musique, c’est celle d’un Steinway lancé comme une locomotive bien fumante sur les rails suaves du bop. Je n’en vois pas d’autre. Agressif contre les virtuoses qui plagient tout ce qui a été fait avant eux (avant de se plagier eux-mêmes quand ils n’ont plus à exhiber sur scène que l’échancrure marmoréenne de leur sourire), Powell est reconnaissable entre tous. D’un simple accord à phosphène, il crée un monde. Son univers à lui est plein de crevasses chromatiques, de canyons bop au fond desquels des fantômes de l’Oiseau ramassent les notes tombées d’une poignée de doigts presque jetés au hasard sur les touches, qui ne sont plus noires ni blanches, mais bleues, le « bleu Bud » dont tous les arcs-en-ciel sont jaloux ! Quelles tempêtes ! Splendides foudres ! Grâce à elles, on ressurgit sur d’autres planètes, des champs neufs pleins de magnétisme sur lesquels il fait courir son style d’accompagnement et de solo unique, celui-là même qui se nourrissait de son admiration et de sa rivalité avec Charlie Parker…

Exquis sur son 31, Bud Powell avait la beauté insolente de la musique déjà millésimée qu’il sortait de son piano avec nonchalance. Quelque chose de noir et de profond affleurait à la surface, une lumière qu’il était allé chercher au fond des gouffres, l’éclat secret de son élection.

Servi frais par les cuivres secs et une batterie qui passe le balai sur le tempo en laissant sur ses cymbales un peu de poussière bleue, ce nègre superbe à l’œil rivé sur l’infini balance des accords au piano que l’indécence de ce monde privé de swing m’empêche de rapporter ici. Chaque fois que je l’écoute, mon obsession s’élève thermiquement. J’ai une fièvre de bœuf, un bon 43° C des familles qui va bien ! Que ce soit chez moi, dans les coulisses d’une émission radio, dans une chambre d’hôtel face au mont Ventoux, au restaurant, à Antibes, à Gordes, à Roussillon surtout, j’aime l’écouter à des virages spéciaux de ma vie. Quand je sens que j’entre dans une nouvelle « veine » de ce que j’ose appeler mon œuvre, quand une inspiration en moi vient de mourir et que je vomis de nouveaux souffles, je me sens orphelin de quelque chose, et en même temps je ressens une sorte de soulagement heureux, comme si cette manière de faire avait toujours été mon grand problème, le début du pourrissement de ma personne…

L’imprévisibilité de Bud Powell est peut-être l’élément musical dont je m’inspire le plus quand j’écris. Et depuis le début ! À chacune de ses périodes, fasciné par les chemins que lui ouvre un piano bien accordé, avec une queue dans une belle salle, ou droit au dépotoir le plus immonde, ce fut le roi pour multiplier les fausses pistes et inventer sur une trame harmonique immuable des mélodies aberrantes. Quand un morceau commence, on peut penser à un petit film exotique sur le New York des années 60, avec atmosphères nocturnes et bruits de taxis jaunes, mais très vite sa main gauche accélère les choses : en un mouvement de main gauche (celle-là même dont la légende dit qu’il se la poignarda un jour parce que Tatum l’avait jugée insuffisante), rapide comme un baiser, il abandonne le bop classique et se donne à sa vraie nature d’anarchiste du piano. Son instrument est sublimé dans toute sa percussivité impériale, dans ses blocs de glace rituels, dans ses accords libres sur le champ neuf de la tonalité qui vont bien plus loin que le style ondulatoire permanent de virtuose aux ritournelles cent fois rebattues pour le plaisir du public, ou bien, plus répandu encore, celui des cabarets sauvages dans lesquels de vieux crooners à crinières blanches martèlent le clavier de « clusters » opaques et empoisonnent le silence avec des airs de savants faux…

Powell est dans mon cœur, pas seulement parce que c’est un grand musicien de jazz, mais parce que sa transe est esclave du seul motif valable qui soit : le Bonheur (avec un grand « B » majuscule). Sa musique lui fait mal à l’estomac en même temps qu’elle lui réchauffe l’âme. Elle a l’amour du passé et de tout ce qui est susceptible de le dépasser dans le futur. Un futur proche, bien plus proche qu’on ne veut bien le croire ! Poussant le vice à ne jamais être laborieuse, ni douloureuse (ce qui, à notre époque, est impensable), elle peint l’harmonie de façon jubilatoire et met en valeur sa puissance de destruction de l’académisme pianistique. On n’est pas dans le piano « joli » en fleurs qui régale les parterres snobs des mondains cultivés. Pour Bud Powell, la musique est un terrain vague où les ballades superbes finissent parfois en délires subversifs sans que rien ne soit calculé, où le but n’est pas de prouver que l’on sait jouer mais de jouer ce qui prouve, au-delà de tout handicap, la beauté inaliénable du swing. Y a-t-il mieux comme obsession ?


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