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Les doigts du pachyderme (Charles Mingus)

Les doigts du pachyderme (Charles Mingus)

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Entre Charles Mingus et moi, c’est une histoire d’amour. Depuis que j’ai écouté sa musique pour la première fois, on ne se quitte plus. Quand il ne vient pas troubler mes cauchemars la nuit, son fantôme se penche régulièrement sur ce que j’écris. Pas pour me faire de l’ombre, non, pour me pousser à être encore plus perfectionniste et novateur ! Cet ogre à tombeau ouvert, puant tout sauf le Yankee et le fat, cette armoire à glace simiesque en diable, cette espèce de pachyderme barbu, ce baobab en colère m’a ému à jamais. Ce que j’ai toujours vu chez lui, c’est une bonté étourdissante. Rien à voir avec la mine blême des joueurs de golfs et les ignobles yeux à oseille des maquereaux ! Mingus, c’est un Barbe-Bleue qui n’a jamais torturé que les cordes épaisses de sa contrebasse et ferait peur à tous les autres Barbe-Bleue du monde ! Ce géant naïf a quelque chose de profondément cataclysmique enfoui dans sa nature : c’est un volcan en éruption perpétuelle d’où ne cessent de s’échapper des torrents de splendeurs. Son abondance est celle d’un monstre solidement harnaché, avec toute sa ferraille d’harmonie qui grelotte sur son buste ou sur ses doigts. Les mains en permanence dans le moteur de son be-bop intime, transformant, boursouflant, étoffant certains ponts pour mieux entamer de nouveaux chantiers, ne cessant jamais d’être cohérent malgré les nuées de climats qu’il traverse, et embarquant derrière lui tous les cuivres qui perdent une tessiture au moins dès qu’ils sont dans l’œil du cyclone… Comment ne pas succomber à la puissance tellurique d’Epitaph, son morceau fétiche, 4 000 mesures et des poussières ? Le génie de Mingus, c’est de composer sa musique en fonction de ses musiciens : chaque couleur, chaque variation mélodique est calqué sur la personnalité de l’interprète chargé de mener tel ou tel chorus d’un point A à un point Z, en passant par toutes sortes de trajets hasardeux, de zigzags et de cortèges mystérieux qui vont du blues primitif (celui qui puise dans les racines de l’Afrique la plus noire) au be-bop en passant par le gospel qui le faisait taper dans ses mains enfant à l’église et le swing cuisiné façon Nouvelle-Orléans. Ses architectures se composent de pièces d’exception que chaque musicien a patiemment façonnées puis tout aussi lentement déconstruites afin que les autres solistes puissent y circuler avec extase ! C’est le téléphone arabe en plein cœur de New York ! Un palace fou où tout communique et qui ressemble à s’y méprendre, en miniature musicale, au Maelström de l’époque ! La marche en avant de l’Orchestre, cet orage furieux fracassant tout sur son passage, ce cyclone violant toutes les âmes au fin fond du ciel, est le symbole même de ce qu’est Mingus : un guerrier au cœur énorme.

Je l’imagine toujours sensible et gigantesque, avec un petit garçon sur son épaule qui l’empêche de pleurer. Bison plein d’amour ! Ses ruades tonitruantes dans les vallées du Swing ont effrayé tous les odieux cow-boys pâles à vomir, et les derniers Sioux de l’art moderne dont les incantations diurnes espéraient faire revenir les fantômes d’une tribu décimée, celle des artistes maudits par tous les siècles… La musique peut avoir un effet sur les mauvais esprits. Mingus le sait. En bon « humaniste » qu’il est, il ne se limite pas à réveiller les morts : il soulève aussi de terre ceux qui pensent ne pas l’être, ceux qui pensent vivre encore alors qu’ils sont depuis longtemps des zombies entre deux mondes ! Il faut dire qu’il a su en triompher plein de fois de la mort. Comme tous les grands compositeurs, il a rempli des charrettes de notes en trop, qui n’intervenaient pas au bon moment d’un morceau ou n’avaient tout simplement rien à foutre là, il s’est permis de bémoliser à tout-va, d’inventer un chorus par-ci, de plonger dans un repentir par-là, découpant avec son gros ciseau au cœur même de ses partoches en mouvement pour trouver de nouvelles solutions aux énigmes qu’il s’était lui-même posées, jouant avec les atmosphères pour rendre le sordide joyeux ou souligner par un simple dégagement rêvé de timbre aussi exquis qu’un cadavre l’humour d’un thème en apparence déchirant.

Ah, Mingus ! Comment fait-il pour faire jaillir de la confusion des cuivres une mélodie filante et lente de morbidesse qui se glisse le long du silence comme une sirène en apesanteur sur un rocher salé ? À la gloire des parfums, de l’insoumission, des stripteaseuses de Tijuana ou de la Colère sainte qui le maintenait en vie, c’est toujours la même musique qu’il nous impose, la même somptuosité de « tone poems », un déluge où flottent de majestueux cygnes comme Éric Dolphy, aux ailes si noires une fois déployées… Et que dire de ses doigts ! On dirait comme ça les piliers monstrueux d’un pont aux câbles swinguant la nuit… Énormes et gras de beurre, ils écrasent les cordes avec violence, et Mingus, baron bordélique, les regarde faire sans rien dire, il les laisse perturber le Désordre lui-même.


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