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Une autre vie que la vôtre

Une autre vie que la vôtre

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Vous venez de franchir le boulevard de la Cinquantaine et possédez, maître des belles images, ce dont rêvent les hommes : une situation à la banque, une maison, un jardin, une roseraie, une épouse que tous les notables de Saint-Aubin à New-York vous envient. Votre fille a quitté la maison, fait ce qu'il est convenu d'appeler un beau mariage. Vous avez cessé d'attendre, quand soudain, un appel téléphonique comme l'appel de Franz, le bohémien, vous pousse vers l'aventure. Passer le pas. Abandonner la banque, la maison, la roseraie, l'épouse parfaite à présent défraîchie, seconde main, pour une vita nova…
Que celui qui n'a jamais rêvé jette la première pierre à Arthur Hamilton, héros de Seconds, un chef d'œuvre oublié, restauré et remis à l'honneur en la capitale cannoise de l'illusion ce printemps-ci , du grand Frankenheimer1. Film de genre, catégorie science-fiction, sous-case dystopsie, à rebrousse-temps, aujourd'hui est déjà demain, utopie réalisée, oratorio pour le temps présent.

À tout ceci, un hic d'importance, quand l'ami, qui vous a appelé à cette heure tardive de la nuit où l'insomnie exige le bilan, est censément mort depuis dix ans et que la Firme se charge de votre mort, de votre résurrection, de votre apparence nouvelle, votre seconde vie. Qui après avoir été courtaud, ordinaire, banquier et vieux n'a pas rêvé se réveiller, un clair matin, dans la peau de Rock Hudson sur une plage du Pacifique… Résurrection à Malibu. Qui n'a pas rêvé une autre vie que la sienne ? Compteurs à zéro, recommencer ? Le cauchemar, filmé avec un rare talent par Frankenheimer, est nôtre, lecteur, le tien, le mien. Truman show… Nos rêves se confondent, entiers, avec ceux de la Firme. Au bémol près. Contre l'Infâme, Dame Vieillesse, chacun réclame l'euthanasie de son enfance et de son adolescence, élit la chirurgie, le diktat vestimentaire du jour, la panoplie des possibles promis aux âmes dénaturées. Dictionnaire, lettre V. , la page a été arrachée. « Vieillir, vieillissement » sortent du vocabulaire. Derrière eux, à l'envi, mille pages s'effacent. Lettre D. « diminuer, déchoir, défaillir, décliner. ». Disparus, le saint-frusquin de l'antique sagesse, la païenne comme la judéo-chrétienne – la merveilleuse collection de vignettes, le paysan virgilien, penché le soir venu sur son champ labouré, Ulysse de retour de voyage, Chateaubriand, célébrant le renoncement de Rancé –, aboli l'ensemble des mesures, jadis indicateur du temps venu de l'attente stoïque et de la nécessaire abstinence, nous errons dans la nuit solitaires et nous sommes consumés par le feu.
Sur la terre habitée, du Nord au Sud et du Ponant jusques à l'Orient, une seule instance régulatrice exalte le paraître à l'assaut du devenir et l'avoir aux dépends de l'être, instaure la préséance de Damoiselle Jeunesse comme seul moteur des passions. Ainsi va le pauvre monde, peuplé de comtesses Erzebeth Batory et de Gilles de Rais en guerre perpétuelle contre de jeunes barbares si beaux qu'il font mentir le botox et les fards, sous l'impitoyable férule de la maquerelle C. Consommation, ordonnatrice des plaisirs et des jours de notre mort.

Il faut voir Rock Hudson dans Seconds, se souvenir avec tendresse de sa vie ennuyeuse, regretter l'acedia de la cinquantaine, revenir avec lui au foyer conjugal, contempler son épouse apaisée et souffrir avec lui d'entendre son verdict : « Mort, depuis si longtemps, j'ai presque été soulagée de la disparition de mon mari tant sa tristesse m'affligeait. » Il faut voir revoir Seconds, tourné en 1966, pour prendre l'exacte mesure de la puissance prédictive de l'art, rire jaune devant la folie naturiste californienne, horizon Zabriskie point, défonce et écologie pour tous en guise de jardin d'Eden et lier cette révolte au développement patient du Capital, qui avait si grande nécessité de rébellion pour faire entrer, un à un, chaque mortel dans son gigantesque plan. Il lui fallait des ilotes, ivres de liberté, prêts à vivre sans entraves c'est-à-dire sans amour, occupés d'eux et d'eux seuls, des orphelins, pressés de descendre des fleuves impassibles, des femelles, avides de jouir, débarrassées de toutes tutelles, pour réaliser son mirifique projet. Chose faite. Affaire classée. Nous n'en reviendrons plus.
Un des meilleurs avatars du mythe de Faust que ce film de genre passé inaperçu à l'époque. Enfin la critique avait jugé l'objet inutilement sombre : exagéré ! Bornes dépassées, il n'y aurait plus de limites à l'utopie futuriste réalisée. Aujourd'hui, déjà demain. La musique pourtant était signée Jerry Goldsmith et dès le générique, nous éprouvions un furieux désir de quitter la salle, de nous libérer de la peur. Manque de chance, dehors/ dedans, le même cauchemar. Nous sommes restés et les focales courtes et les déformations visuelles et le noir et blanc contrasté, graphique, nous ayant disposés à jouir pleinement de notre malheur, la catharsis a opéré. À la sidération a succédé l'admiration et à l'admiration, le plaisir sans partage du bel ouvrage.
New-York gare centrale.
Nous marchons à vive allure, suivons la foule, pressée de fuir vers ces trains de plaisir où à chaque aube et à tout crépuscule, s'entassent des milliers de banlieusards aisés. Direction Paradis pour tous ! Le héros a déjà été convoqué, aussi suons-nous et tremblons avec lui, tout à la hâte de découvrir la raison de sa transe. Cérémonie des adieux. Hamilton n'étreindra pas sa vieille épouse avant de passer le coin. Rare audace et rare travail d'acteurs, que ce fragment d'intimité conjugale saisi par une caméra aussi prude qu'indiscrète. L'aube tarde à venir, ultime matinée à la banque. Nous comprenons Hamilton de vouloir une autre vie, une vie où nul ne refuse de crédit au père de famille, soucieux de s'établir et entrons avec lui dans la machination.
Envers du décor. Dans les plis sinueux d'une jeune capitale, bref séjour dans le Lumpenprolétariat de la ville, la Firme est partout. Pas une couche de la société qu'elle n'a déjà infectée. Première halte dans une teinturerie où un vieil homme perd ses jours et sa santé à manier une presse à repasser dans la touffeur des vapeurs industrielle ; seconde halte dans un un camion de boucherie où le « client », notre héros, est sommé de monter à l'arrière avant d'atteindre le but. À l'arrivée, il nous faut, en sa compagnie, traverser des entrepôts et convenir de la misère de l'homme moderne à qui toute béquille subliminale, théologico-poétique a été arrachée. Juste un morceau de viande, promis à l'équarrissage. Vient ensuite le Purgatoire. Un salle commune où des misérables, de gris vêtu, attendent, non pas jugement ou métempsychose, mais leur métamorphose. Enfin, le tour d'Hamilton arrive. Drogué, le sujet rêve. Sommés par Frankenheimer d'entrer dans ce rêve, nous comprenons que celui-ci servira de canevas prétexte au méphistophélique ordonnateur. Hélas, Hamilton rêve de ce dont rêvent les mâles de cinquante ans. Rêve typique, dicté par le démon de midi, aucun stéréotype ne manque ni l'hôtel de passe ni la créature aux longues jambes et à crinière de lionne ni la vigueur sexuelle. Il sera exaucé, reviendra dans la peau de Rock Hudson. Quelle carrière souhaite-il embrasser, lui jadis, champion universitaire de tennis ? L'homme hésite. L'ordonnateur propose musicien ? Écrivain ? Ce sera peintre. La Firme fournira les tableaux, le curriculum vitae, fixera la cote. Et voici Hamilton employé modèle, devenu Antiochus ( Tony ) Wilson, artiste, résident à Malibu. Hélas pour lui, il ne jouera pas le jeu. Excès mémoriel, hypermnésie. Pour incarner un parfait sujet du Truman Show contemporain, il convient tout de même de posséder certains dons. Parmi eux, capitale, la capacité de se réveiller chaque matin homme libre et de chérir la mer. Rien que la mer. N'aimer rien de ce qui demeure et rien de ce qui meurt, faire de chaque jour un jour résolument nouveau et du bonheur une idée neuve sur la Planète Bleue. Le héros échouera. Une piqure et bonsoir. Euthanasie générale.
D'abord ils extermineront le passé, ensuite viendra le tour de la mémoire et ensuite des vieillards. Nous y sommes. Voir Seconds en 2014 blesse l'âme et déchire l'intelligence. Rubicon passé, la firme a pris en charge et nos rêves et nos vies. Fin du coup. La critique cinématographique parle de « cycle paranoïaque ». Le moyen de qualifier l'homme moderne de paranoïaque, toutes terreurs exaucées ? Qui contrôle l'image contrôle les âmes. Jusqu'à disparition. Le scénario de toutes les dystopies demeure inchangé. Un homme se souvient. Izkor. C'est l'unique résistance au brave New word, au monde où, Fahrenheit 451, brûle le papier…
Avant de passer l'arme à gauche, Hamilton aura une ultime vision. Par une belle journée d'été, un trentenaire va d'un pas vif sur une plage, un enfant sur les épaules. Sans doute s'agit-il de lui et de sa fille. Ce qu'il aura eu de meilleur. Ce que nous aurons eu de meilleur. Notre jeunesse. Aussi cet acte très simple d'engendrer, rendre à nos pères, par l'œuvre de génération, le présent de la vie.
Trop peu ?
Rien de plus ?
Déjà ça.
Nettement mieux, convenons-en, que tous les fétiches du temps présent… N'est-il pas ?

  1. John Frankenheimer, cinéaste, né à New-York en 1930 et mort à Los Angeles en 2002, classé « réalisateur de films de genre » mérite qu'on se souvienne et qu'on revisite son œuvre, particulièrement ce film Seconds, L'Opération diabolique en français. Image : James Wong Howe, musique Jerry Goldsmith, sorti en 1966, restauré par Lostfilm, présenté à Cannes, sorti au Grand Action début juillet 2014 et désormais disponible en DVD. Plus qu'un « ovni » cinématographique, une pierre dans le jardin du Sens.

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