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L’âme de lord Balfour (8)

L’âme de lord Balfour (8)

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Voici venu le temps des révolutions. Américaine, française. Industrielle aussi, sans doute la plus importante des trois dans l’édification de ce nouvel empire auquel, si nous n’y prenons garde, l’humanité devra la réduction en poussière de cinq millénaires d’efforts vers la lumière de l’intelligence et de l’émancipation. En Angleterre et nulle part ailleurs, des anonymes ont vu et su, à l’avance, l’horizon humaniste barré, montrant aux orgueilleux et aux foules avides de mieux-être un nouveau paysage, une terra nova, où « la science sans conscience » – il existe une science pour la science comme il a existé un art pour l’art – autonome, pleinement libérée de toutes chaînes, éthiques et judiciaires, se ferait tout bonnement carnivore et anthropophage. FBI. Fausse Bonne Idée. Il s’agissait en apparence de libérer l’homme de l’esclavage du travail, lui rendre la vie plus douce ou plutôt moins dure. En réalité, il n’en fut rien pour la simple et bonne raison qu’une occasion unique dans l’histoire de l’humanité a été gâtée : le prolétaire et sous-prolétaire, remplacés par des machines n’étant nullement des avatars de Goethe, Kant ou Byron, pas même, la plupart du temps, bricoleurs de génie, inventeurs ou marcheurs – romantiques attardés partis à la recherche de la fleur bleue –, mais des hommes frustes dont l’éducation, volontairement oubliée se verra livré corps et âme à un otium nouveau et vil loisir d’Etat ou de firmes. En un mot comme en cent, le progrès de la technique signait le glas de la noblesse laborieuse pour la transformer en une vulgaire chair à consommation comme leurs pères le furent à canon. Occasion ratée. Les chantres du revenu universel savent bien que demain, plus de 80 % des citoyens des pays développés se retrouveront privés d’emploi et que pour éviter les émeutes de la faim, il faudra bien leur assurer un minimum vital.

Quid des juifs ?

J’y arrive.

À ces divers mouvements d’âmes, d’armées et de foules, tantôt en liesse, en furie ou en charpie, répond en France un petit Caporal, qui deviendra Empereur, accréditant un pouvoir qui se passe de privilèges, comme il fait fi de lignages et grand usage d’images, de com et d’intoxication. Sous son règne, la France devient un empire éphémère qui pourtant réitère le rêve ancien de Charlemagne, peu ou prou l’Europe de Maastricht, cette Europe de l’argent qu’un bon nombre de jedis peinent aujourd’hui à métamorphoser de l’intérieur en Europe de la Culture. Ces jedis préfèrent la guerre asymétrique, la metis, à l’affrontement. On aurait tort de rire, la victoire ne viendra que de ces ferments de dissidence. Résister par la culture et le livre à la Domination fut longtemps la seule forme d’action politique des juifs pour maintenir une identité menacée en absence d’état politique. En enjoignant aux juifs de rejoindre la terre de la Promesse, Balfour leur permettra d’incarner dans le présent la force de résistance nécessaire à l’esprit du temps. Dans la moyenne et la longue durée.

Angleterre, petite île… aussi le pays de Shakespeare, de Ned Ludd, héros, figure imaginaire, étendard et prête-nom d’une révolte collective menée en 1782 par des ouvriers du textile menacés de perdre leur emploi et de Guy Fawkes, entré dans la culture populaire avec un masque porté tous les 5 novembre par les enfants lors d’un carnaval confondu avec la trop fameuse fête d’Halloween, avant d’être brandi avant incendie comme oriflamme par les Anonymous du monde entier. Par ce geste, le peuple, renommé pour être le plus pragmatique de l'univers, pactise avec le mythe et fait de cet effort un récit éternel !

“Pour mater la révolte luddite, il faudra à l’Angleterre plus d’hommes qu’elle n’en envoya au Portugal contre Napoléon !” Enfin ce fut là ce qu’en un de ses somptueux discours à la chambre des Lords, affirma Lord Byron à propos du bill punissant de la peine de mort le bris des machines, le 27 février 1812.

C’est sur les terres de John Bull, ce ridicule lourdaud, ce brutal que fut inventée, sur le modèle de la bande de Robin Hood, la première unité de combattants virtuels, devenue la condition de possibilité de la lutte d’un prolétariat ou sous-prolétariat mondial. Aux XXe et XXIe siècles, cette idée reviendra en force. Le militant anarchiste B. Traven(1) s’en souviendra, quand il prendra la libre décision de composer l’une des plus grandes œuvres du XXe siècle, sans que personne – pas même son épouse – ne connaisse son nom véritable.

Il va sans dire que les banques furent et demeurent les principales bénéficiaires de toutes les innovations technologiques. Et les juifs, par habitude, demeurent banquiers et donc spéculateurs, par là leurs mains tâchées du sang du pauvre redonnent vie nouvelle à l’antisémitisme, de Marx-Proudhon à aujourd’hui. Cette partition « Empire contre Résistances » constitue le sujet princeps du dernier grand récit anthropologique de notre temps : celui qui tient lieu d’épopée pour la jeunesse-monde, d’Iliade et d’Odyssée, de Gilgamesh, de Bible, de Mille et Une nuits et d’Énéide : Star Wars.

Les juifs se tiennent-ils du côté de l’Empire ou du côté de la Résistance ?

Les deux, mon Capitaine.

Là, en ce point précis, réside la principale difficulté de lire dans une moyenne durée l’histoire juive et donc celle du retour des juifs au pays de la promesse, la faute à la malédiction de Shylock. Marxistes ou gauchistes, les révolutionnaires espèrent un retournement – pouvoir aux Soviets, appel des damnés de la terre, citation à l’ordre du Mérite, restauration de l’origine. L’origine est le but. Tikkoun ou Âge d’or, Arcadie heureuse ou paradis perdu, Rousseau et les autres ont joué la partition de la corruption.

Le messianisme juif se recycle d’autant plus aisément que le prophète Elie, celui qui, selon la légende, précédera le Messie, n’est encore jamais venu prendre sa place à la table du Seder, quoique dans chaque foyer, chaque année depuis deux mille ans, un siège l’attende et que les juifs en leur majorité s’accordent à considérer la doctrine messianique comme une école de patience. Leur plaît cette idée de l’attente infinie, l’attente d’un événement beckettien destiné à ne jamais arriver. La religion de l’Histoire depuis longtemps a paru, calée, histoire providentielle sur la structure demeurée vacante des religions révélées et des gnoses.

Nous devons à Gershom Scholem, l’historien majeur de la Kabbale et du monde juif est-oriental, de comprendre un peu comment ce petit monde a patienté, nous lui devons aussi de saisir parmi les cendres mal éteintes cette espérance qui jaillira, renouvelée, dans l’enceinte des salles d’études, des synagogues et des fermes du jeune État d’Israël après la Catastrophe. En effet le juif moderne ne constitue-t-il pas l’exact reflet de l’ultime lettre composée en hébreu par Sabbataï Zvi avant sa conversion - opportuniste ou pas là n’est pas la question - au soufisme :

“ Coupez complètement les branches de votre foi jusqu’à ce que rien n’en reste enfoui dans vos cœurs, exceptée la racine, seule… “

Cette racine juive active au sein des cœurs vibrants sous les chemises rouges des camarades, la même au coeur des ghettos revenus, cette patience ou espérance mâtinée de joie indéracinable racine dont il faut bien confesser la nature juive chez un Romain Gary, un Amos Oz, chez Grossmann l’ancien et Grossmann le jeune, singulière, toujours nichée au sein du plus terrible et plus atroce des récits : cette certitude athée et religieuse ensemble, ce chant profond comme un air de klezmer, ces volutes de couleurs dont Chagall demeure le magicien comme un olympisme de l’étincelle créatrice, tombée et demeurée en chaque âme juive, à l’instant où de chiffres et de lettres un principe inconnu et inconnaissable créa le monde et irrigua le visage de l’homme de son image, elle aussi inconnue et inconnaissable.

Idée, principe, racine toujours active, que les efforts disjoints des sionistes socialistes, leurs jeunes utopies, les ravages du capitalisme moderne et de toutes les techniques et technologies de pointe ou de creux ne parviennent pas à extirper des âmes les plus inquiètes. L’œuvre de Scholem permet de dénuder le principe de reconversion des dérives messianiques dans l’idée de révolution, à commencer par la première d’entre elles, l’« hérésie sabatéenne ». Le faux Messie Sabbataï Tsevi ne dut sa survie qu’à sa conversion à l’islam en 1666 et fut suivi à Constantinople et à Smyrne de disciples nombreux qui sous le nom de Donmë – « renégats, convertis » – subsistent encore dans la Turquie d’aujourd’hui. Pour folle que fut cette épopée, elle constitue l’épigenèse du renouveau. Ce renouveau qui pour un instant, grâces soient rendues à Lord Balfour, s’incarna dans l’idée d’un foyer national….

(1). B. Traven ( 1882-1969 ), pseudonyme d’un écrivain et militant politique de langue allemande. Le Trésor de la Sierra Madre, le plus célèbre de ses romans, a été porté à l’écran par John Ford.


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