L’âme de lord Balfour (7)
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Retour en arrière. Entre la France et l’Angleterre, une autre différence d’importance : la révolution anglaise de 1603-1660 fut avant tout d’essence religieuse, quand sa sœur française se révéla essentiellement déjà laïcarde, tout du moins anti-ecclésiastique. En effet, déjà aux yeux de Jacques VI d’Écosse, accédant en 1603 à la dignité de Jacques 1er d’Angleterre, l’unité des trois royaumes ne saurait être territoriale seulement. Elle devait pour le bien commun être religieuse. Cette aspiration à l’harmonie nécessaire au bien du royaume en France exprimée par la « conversion » ou la messe d’Henri IV quelques années auparavant. Bon an mal an, le règne de Jacques 1er, sous le régime d’« union personnelle » avec les trois royaumes exigeant l’accord des trois couronnes, sera un succès en dépit de la conspiration des poudres(1) : rien de moins que de faire sauter la Chambre.
Le roi initiera même une traduction œcuménique de la Bible demeurée dans l’histoire sous le nom de « Bible du roi Jacques ». Que chacun tienne sa place, voilà tout le secret de ce que pompeusement on dit « puritanisme », anglicanisme. Que l’évêque de Rome (le Pape) demeure à son poste et de la même manière ensuite que chaque homme serve Dieu, le monde et ses frères, à la place où le hasard l’a posé. Son fils Charles V n’aura pas sa sagesse, qui prétendit imiter le modèle du roi Soleil et en fut puni comme le descendant de Louis le sera, deux règnes plus tard. Charles V paya de sa vie son admiration de la monarchie absolue et son refus d’entendre le Parlement. D’ailleurs, depuis ce temps, les rois ont interdiction d’y paraître jamais. La France, fille aînée de l’Église et terre d’élection des Jésuites, se plaira à médire des Anglicans, noircir et forcer le trait. En son essence, la morale anglicane ressemble fort à ce qui constitua la morale péguyste, « chaque homme à la place où Dieu le plaça », non comme frein à la puissance humaine, mais condition de possibilité d’un renouveau sans fleuve de sang.
À l’instar d’Antigone, qui estime n’avoir de compte à rendre qu’aux dieux, Jacques Ier d’Angleterre estime n’avoir pas plus de comptes à rendre aux autorités ecclésiastiques qu’au peuple. Pour cette même raison Cromwell refusera la couronne d’Angleterre, le rôle de la monarchie et donc le service du monarque ne consistant qu’à rendre à Dieu et son dû et sa place, pas à en être le substitut, le lieutenant ou le représentant. Une idée assez proche de celle des prophètes qui rendit tellement difficile l’exercice de la monarchie dans les deux royaumes d’Israël. En fait, il s’agit avant tout d’une éthique de la responsabilité, devant être partagée par chacun des corps politiques, sociaux, par les institutions et donc par les individus. On sait la suite. À la mort de Jacques Ier d’Angleterre, son fils perdra et le trône et la vie. Milton applaudira au régicide, non parce que Charles était un tyran mais parce que son règne fermait la porte à l’espérance. En dépit de ses violences niveleuses, le règne de Cromwell, tôt suivi par une restauration où le roi se mue davantage en symbole qu’en maître effectif et où les deux chambres assurent désormais un plus équitable partage de la souveraineté entre les ordres, sans faire violemment passer le pouvoir d’un extrême à l’autre, permettrait à l’Angleterre de jouir d’une assez convaincante stabilité politique.
En France aussi, on a pensé la nation. Renan : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire, voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. » Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » illustre dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie.
La Révolution française, celle-là même qui fut mère de l’émancipation, comme elle le fut brièvement de l’abolition de l’esclavage, aura été trop vite en besogne. Surtout, marchant délibérément à contretemps, elle aura séparé une nouvelle fois les juifs du cours naturel des choses. Étrange tout de même d’avoir librement choisi de nier la « nation » juive, celle que Racine avait placée au cœur de la prière d’Esther : « La nation chérie a violé sa foi / Elle a répudié son époux et son père / Pour rendre à d’autres dieux un honneur adultère / Mais c’est peu d’être esclave, on la veut égorger ».
Évidemment, les juifs - ni sujets ou citoyens véritables - n’ont pas participé à la bataille de Valmy et leurs gorges n’ont pas osé ce cri de « Vive la nation » qui, pour un peuple entier, marqua le la de sa renaissance. Ni tout à fait noir ni tout à fait blanc. Une fois encore, l’idée de nation n’est ni tout à fait bonne ni tout à fait mauvaise, même si certains usages du mot la rendent à l’occasion criminogène, parfois même criminelle. La nation française, construction populaire par essence, naquit d’un arrachement à la tyrannie, le 20 septembre 1792, au pied, il m’en souvient, cher Don Quichotte, d’un moulin à vent dans la plaine de Valmy qui êtes en bordure de la forêt d’Argonne et aux confins de l’extrême est de la Champagne crayeuse où le sang bleu des Junkers prussiens se tarit, chassé par le sang rouge d’une plèbe sans souliers. « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité. » Goethe a raison, qui ignore que l’utopie de la nation soldatique, après la défaite de 1918, scellera la terrible alliance entre junkers et peuples germaniques, symbolisée par ce mot de national-socialisme.
Contre l’alliance de mémoire maudite, d’Angleterre, un général français au nom prédestiné, fera appel le 18 juin 1940. La veille, dans leur boîte aux lettres, les habitants de Brive-la-Gaillarde, bourgade corrézienne au nom prédestiné lui aussi, trouvèrent un tract singulier, signé Charles Péguy. Le poète qui à propos de Valmy avait eu ce mot : « C’est le grand partage du monde moderne entre l’Ancien Régime et la Révolution. » Tout lecteur de Péguy sait que pour lui – seul entre tous les poètes catholiques – cette ligne de partage passe par le retour du poème d’Israël dans le poème national, l’accent posé sur les valeurs juives de la résistance et de la libération, tandis que la pompe ecclésiastique romaine cédait le pas aux ors de la République. C’est encore précisément, dans Notre jeunesse, tombeau pour l’affaire Dreyfus, où Péguy peint Bernard Lazare en prophète d’Israël, qu’Edmond Michelet a trouvé le texte de l’appel du 17 juin : « Celui qui ne rend pas une place peut être tant laïque qu’il voudra. Il n’en sera pas moins petit cousin de Jeanne d’Arc. Et celui qui rend une place ne sera jamais qu’un salaud. »
Aux catholiques français, pressés de suivre le maréchal félon, celui qui s’apprête à vendre la France aux fils des coalisés de Valmy, la résistance catholique, première en date, refuse tout cousinage avec jeanne d’Arc, avec l’Eglise invisible des Refusants dont elle demeure à jamais la très sainte patronne, tenant, aux yeux de Péguy, sa légitimité d’une autre héroïne juive - Judith - dont la geste de Jeanne, selon lui, fut une imitation. Aux catholiques français, pressés d’entrer « dans l’honneur et dans la dignité » dans la voie de la Collaboration, Edmond Michelet assène, par la voix de Péguy, un abrégé de l’histoire d’Israël : « Celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend. »
De la patience d’Israël considérée comme paradigme de la notion de Résistance.
Admirable instant que cette aube de juin 1940, où Jeanne et Péguy, ensemble, appellent le peuple français à ne pas se lier avec ceux qui leur réclameraient le sang des juifs. Par sa vocation résistante, Israël, selon Péguy, ouvrit la voie au monde. Par là seulement, qu’il vaut qu’on le révère. Au judaïsme revient la haute gloire d’avoir apporté à l’Orient et à l’Occident les notions de confiance et de résistance ; au christianisme, Rome, le politique et la tentative de conversion universelle et à l’islam, l’instauration de l’idée de soumission. En corollaire, un certain art de vivre : sans doute une bonne part de de ce qu’esthètes et romantiques cherchèrent en terres d’islam, un raffinement austère, une humilité paisible et en définitive le dernier mot au désert, à la puissance des esprits et des vents qui fécondent la plaine.
Pour l’heure, ce 20 septembre 1792, il ne s’agit encore que de la joie des gueux, mettant en fuite aristocrates français et noblesse prussienne, d’une souveraineté populaire, gagnée à la force des baïonnettes, d’un élan révolutionnaire, d’un cri de liberté. L’idée ne mourra jamais tout à fait. Dans « international » il y a nation, mot absent du « mondialisme » alter- ou non. La révolution ici sert de noble révélateur, de catalyseur à la volonté d’un peuple de prendre en charge son destin : disposer de lui-même, mourir pour conserver l’héritage des pères à ses fils et non mourir – montjoie et Saint Denis ! –, pour l’idée de Dieu ou pour celle du Roi. Valmy. An 01. Le 21 septembre 1792, la Convention nationale proclame la déchéance du roi, instaure la République. Les vendanges du peuple s’ouvrent sur l’instauration du mois de Vendémiaire. Stanislas de Clermont-Tonnerre est mort depuis deux mois déjà, défenestré, le 10 août 1792, par des émeutiers.
- (1) 5 novembre 1605. La conspiration des Poudres est un attentat manqué contre le roi Jacques Ier d’Angleterre et le Parlement anglais par un groupe de catholiques provinciaux anglais conduits par sir Robert Catesby et Guy Fawkes dont le masque mortuaire sert aujourd’hui encore de masque aux Anonymous. De l’invention de Robin des Bois aux Luddites, en passant par Guy Fawkes, un vaste champ d’étude s’offre aux amants de l’insurrection, qui explique en grande part que l’Angleterre longtemps ait servi de refuge aux opposants politiques venus de l’Europe entière et ait fait de l’Angleterre de Churchill, entre 1940 et 1945, ce qu’elle fut, aussi sans doute que la première des nations d’Europe, elle ait fait sécession contre l’Europe de Maastricht….