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Je suis charpie

Je suis charpie

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« Peut-on (encore) rire de tout ? » La fameuse question fut aussi le titre d’un album de Cabu. La réponse traditionnelle est également connue : « Oui, mais pas avec n’importe qui. » Les différentes formes de Charlie Pride qui ont couvert la France depuis la semaine dernière ont amené à se poser une autre question : « Peut-on pleurer avec n’importe qui ? »

Le dessinateur néerlandais de Charlie Hebdo Willem y a répondu à sa façon : « Nous vomissons sur tous ces gens qui, subitement, disent être nos amis ». Et de citer pêle-mêle le pape, la reine Elizabeth, Poutine et Marine Le Pen. La déclaration fait plus que fissurer le contestable « Je suis Charlie » placardé ici et là depuis une semaine. Le pape reste François ; il n’est pas Charlie – même si, paradoxalement, la satire se nourrissant de ce qu’elle dénonce, Charlie Hebdo aurait sans doute déposé le bilan depuis longtemps s’il n’y avait plus de Pape… La reine Elizabeth n’est pas Charlie, elle n’a pas changé de sexe : the Queen ne se fera pas Drag Queen. Poutine n’est pas Charlie : Vladimir sonne tout de même plus slave. Marine Le Pen n’est pas Charlie : pas d’alliance rouge-brune ou, plutôt, Charlie rouge et Charlie Brown…

D’une manière moins polémique que Willem, Tzvetan Todorov a dit lui aussi ses réserves devant le slogan de cette globalisation compassionnelle : « Cette formule, dont je comprends l’attrait, me gêne un peu. D’abord, je la trouve présomptueuse : si « Charlie » désigne les victimes de l’attentat, non, nous ne sommes pas tous équivalents aux victimes, nous n’avions pas pris des positions risquées dans le passé, à la manière des journalistes assassinés. Nous nous attribuons abusivement le statut de victimes. Si l’on pense plutôt aux militants qu’ils étaient, c’est aussi une assimilation abusive : on sait bien que tout le monde n’approuvait pas les choix politiques de ces journalistes.» De fait, si Alain Finkielkraut succombait sous les balles à cause d’une « Réplique » de trop, on imagine mal un grand défilé sous des bannières : « Je suis Finkie ». Mis au pluriel, le slogan est encore moins heureux : « Nous sommes tous Charlie » forme un curieux cri de ralliement, qui amalgame pour dénoncer toute forme d’amalgame. La preuve de cette assimilation abusive a été faite par la hâte mimétique avec laquelle certains ont cherché un slogan qui leur ressemble mieux : « Je suis chrétien », « Je suis juif », « Je suis français » a-t-on lu sur d’autres pancartes.

Bien sûr, Willem le sait sans doute, l’Histoire est semée de prétendus hommages funèbres qui ont des allures de trahisons. Le monarchiste Balzac, encore tiède sous la terre du père Lachaise, dut subir ce qu’Hugo croyait un grand éloge : « À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires ». Encore Hugo semble-t-il assez lucide pour commencer sa phrase par une triple précaution oratoire. Il semble prendre son élan, pour franchir le gouffre politique qui le sépare du mort. Pressentant peut-être qu’il pourrait subir le même affront que son maître – dont il avait dévoré la Comédie humaine à 13 ans -, Bernanos prit les devants : « La presse catholique est certainement capable de se servir d’écrivains dans mon genre. Mais elle ne les utilise que morts. » Ce n’est que mort, en effet, que Bernanos put être présenté par les démocrates chrétiens comme un des leurs.

On peut penser ce qu’on veut des immenses rassemblements qui ont réuni des millions de Français. On peut disserter sur le besoin de communion collective, sur l’illusion fusionnelle de ces foules, sur le peuple retrouvé ou la cohésion nationale réveillée. On peut même y voir une confirmation du bien-fondé du précepte évangélique de ne pas enlever un « iota » aux Écritures : avec un « i » en moins, le slogan aurait révélé trop manifestement aux yeux de tous que « Jésus Charlie » avait pris la place de « Jésus-Christ ». On pourrait gloser à l’infini, mais une chose est sûre : s’il s’agissait de réunir, le slogan était mal choisi.

Ceci dit, osons le dire, il était également mal choisi s’il s’agissait de rendre hommage à l’esprit Charlie-Hebdo. L’esprit Charlie a toujours consisté à ne rien prendre au sérieux, à rire de tout, à refuser tous les tabous, y compris celui du respect des morts. On peut trouver ça de mauvais goût ou joyeusement irrévérencieux vis-à-vis des liturgies trop consensuelles, mais c’est un fait. Souvenons-nous de « Bal tragique à Colombey, un mort », souvent cité comme modèle de ricanement au milieu d’un deuil national. Pensons à « Enfin blanc » sur le squelette de Michael Jackson ou à « Enfin un jeune qui ne meurt pas du SIDA », sous un dessin d’Ayrton Senna dans sa Formule 1 accidentée. Pensons surtout aux moines de Tibéhirine, caricaturés au cœur de l’émotion collective provoquée par leur assassinat. Bref, celui qui voudrait vraiment rendre hommage à l’Esprit Charlie devrait trouver un slogan moins sage. Il devrait dresser une grande banderole représentant des corps déchiquetés. En dessous, une courte légende : « Je suis charpie ! ».

Reste à savoir si la liberté d’expression en sortirait grandie…


Je suis ce que je ne suis pas
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Qui vole un œuf vole un bœuf, … et devient terroriste
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